Total Recall de Paul Verhoeven (Studio Canal – 1990)
En 1938, Johan Huizinga, auteur d'Homo Ludens, écrivait que le jeu est consubstantiel à toute culture. Selon lui, l’homme moderne n’est pas que sapiens (qui pense) ou faber (qui fabrique) : il est également ludens (qui joue). Pour Huizinga, aucune culture n’est possible sans le maintien d’une attitude ludique. Le jeu d’après lui serait à la base de toute relation sociale et de toute création humaine, et donc à la l’origine de toute société. Aujourd’hui, notre société est dans sa quasi-totalité régie, structurée et articulée autour de l’informatique et d’internet. C’est à l’aide d’ordinateurs connectés à internet que nous discutons, nous rencontrons et nous informons. Les premiers balbutiements du jeu vidéo, dans les années cinquante, sont contemporains du développement de l’informatique. Il fonctionne selon les mêmes principes : inputs qui déclenchent des codes, mise en données d’informations sur l’utilisateur, etc. Plus que jamais, le jeu vidéo est donc en symbiose avec la société telle qu’elle se dessine aujourd’hui.
À L'ORIGINE DE L'À-VENIR
De toutes les formes de créations instrumentées, le jeu vidéo est la seule à être en symbiose totale avec la principale structure technologique de notre monde contemporain. Un monde que nombre d’acteurs ont pour ambition de mettre en calcul ou en code. Cette symbiose, présente dès l’origine, est le signe de ce que le jeu vidéo a permis de déployer dans le monde réel, et de comment il peut nous permettre de comprendre le paradigme sociétal dans lequel l’informatique, associé à internet et au calcul intensif, nous a plongé.
Pénétrer un jeu vidéo, c’est avant tout pénétrer dans un espace codé et régi par des règles très strictes. Et cet espace, même lorsqu’il présente un semblant d’aléatoire, n’en est pas moins presque toujours une simulation parfaitement contrôlée. Chaque élément composant cette simulation se voit attribuer des fonctions, des principes et des rôles particuliers. L’une des principales clefs dans la fabrication d’un jeu est en effet l’attribution de caractéristiques propres aux éléments graphiques avec lesquels le joueur sera amené à interagir.
Dans Pong, il s’agit par exemple de la vitesse de déplacement de la balle : dans Resident Evil, du nombre de morsures de zombies nécessaire pour tuer votre personnage. L’ensemble de ces caractéristiques est défini en amont : dans certains cas seulement, il est laissé à la discrétion du joueur. Dans un jeu, tout doit être paramétré, que ce soit la vitesse des véhicules de Gran Turismo ou l’aléatoire de l’apparition des briques de Tetris. Un paramétrage aux allures de profilage qui confère une cohérence à chaque univers virtuel et des règles qui lui sont propres, avec lesquelles le joueur va pouvoir interagir. Ces règles ne sont pas pour autant synonyme d’uniformité, car la particularité du médium fait que pénétrer un espace vidéoludique est à chaque fois une expérience unique. Il existe autant de possibilités de parcourir un jeu qu’il existe de joueurs. C’est d’ailleurs au fond ce qui fait l’intérêt de n’importe quel jeu : par exemple, la possibilité de parties différentes aux échecs est de 10/20.
bertie the brain (1950)
Avec les premiers ordinateurs sont rapidement apparus les premiers jeux vidéo. Bertie the Brain (1950) est un jeu de morpions développé par Josef Kates, un ingénieur canadien. On s’accorde pour dire qu’il s’agirait de l’un des premiers jeux vidéo. Fonctionnant sur un ordinateur de presque quatre mètres de haut, il permet de jouer d’affronter une intelligence artificielle, avec plusieurs niveaux de difficulté. Depuis, l’évolution croissante des technologies informatiques a constamment été accompagnée de jeux vidéo de plus en plus riches et complexes, avec notamment une explosion de la production dans les années 90, époque de la démocratisation de l’informatique. Aujourd’hui, une génération entière est née et a vécu avec les jeux vidéo et tous les géants de la Silicon Valley ont été fondés par des figures se réclamant « gamers ».
Le philosophe Bernard Stiegler analyse depuis de nombreuses années l’impact des différentes évolutions techniques de ces derniers siècles sur nos sociétés. La mécanisation à grande échelle amenant à la révolution industrielle du XIXe siècle a selon lui provoqué la disparition de nombreux savoirs, transférés à des machines aptes à reproduire plus facilement et précisément des gestes techniques souvent laborieux. Le XXe siècle aura été l’âge de l’analogique et de l’explosion des télécommunications qui sont venues modifier en profondeur attitudes, comportements et traditions, que le philosophe appelle nos savoirs êtres. La télévision et la radio s’interposent alors entre les générations au sein d’un même foyer et provoquent d’incroyables bouleversements au sein des sociétés. Le XXIe siècle serait quant à celui de l’électronique et du calcul. Toujours selon Bernard Stiegler, il verrait disparaître, rien de moins que les savoirs dans leur totalité par leur transfert progressif aux machines. Perte des savoirs-faires, transférés aux machines mécaniques — perte des savoirs-êtres, transférés aux machines de communications analogiques et informatiques.
Les Rendez-vous du Futur - Bernard Stiegler 18.05.2017
Son analyse sur ces différentes évolutions n’est pas nécessairement négative. Il est bon que des générations entières se soient libérées d’un certain nombre de tâches répétitives, intenses et aliénantes, ou encore que certaines traditions se transmettent autrement et évoluent. Mais la question du transfert des savoirs aux machines informatiques risque d’être beaucoup plus problématique car elle touche à certaines caractéristiques fondamentales de l’être humain, et notamment à ces capacités de rétention et de protention. La rétention concerne le domaine de ce qui est retenu ou recueilli par la conscience. La protention est le temps du désir et de la question. C’est le temps de la réflexion, qui nous plonge dans l’avenir, le temps de l’hésitation et du doute. Tout l’opposé du profilage et du calcul.
Ce transfert des savoirs à la technique décrit par Bernard Stiegler ressemble plus à une aspiration du réel par l’algorithme qu’à un don généreux. Tous ensemble, nous produisons des données, beaucoup de données, par centaines de giga-octets. Et au-delà de la simple accumulation de ces données, c’est surtout leur stockage et la capacité que les moyens techniques d’aujourd’hui offrent en matière de traitement qu’il faut souligner. Un traitement qui est si complexe que seules des agences gouvernementales ou de puissantes sociétés privées peuvent se permettre de le réaliser. Traitement de plus en plus précis et de plus en plus intense. Car c’est bien de cela dont il s’agit avec l’informatique et internet : de la progressive et immuable mise en données et en calcul de l’ensemble du réel.
Johnny Mnemonic DE Robert Longo (20th Century Fox – 1997)
Aujourd’hui, il est quasiment devenu impossible d’échapper à une quelconque forme de mise en données de nos espaces personnels. Car même sans application de running, notre smartphone enregistre constamment nos déplacements et notre carte de métro trahit la fréquence de nos déplacements. Sans poster sur Facebook, et même si l’on ne dispose pas de compte le réseaux social, le site est capable de savoir si telle adresse IP a consulté tel ou tel article, si tant est que sur la page en question, le petit pouce Facebook soit affiché (sans même avoir besoin de cliquer dessus). La Chine prévoit, à l’horizon 2020, de mettre en place un dispositif dénommé « système de crédit social ». Ce système prévoit de collecter les données des internautes et des entreprises chinoises afin d’évaluer leur comportement moral et civique, créant ainsi un double virtuel, avec des conséquences bien réelles : les citoyens mal notés se verront sanctionnés. L’objectif à terme étant de créer une société d’honnêtes gens dans un monde de confiance totale. Il ne s’agit pas ici d’interroger moralement l’usage de ces données, bien que la question de la transparence soit pour nous fondamentale, mais de simplement rappeler le paradigme dans lequel nos sociétés contemporaines évoluent.
Lorsqu’un joueur lance une partie de Skyrim ou d’un quelconque RPG, il lui est souvent demandé de définir les caractéristiques de son personnage : taille, poids, dextérité, compétence au combat ou à la négociation. Au fur et à mesure du jeu, le joueur est amené à progressivement affiner les compétences de son avatar. Cette étape est cruciale et participe notamment à la personnalisation de son expérience. Avec le Big Data, c’est notre existence même qui se retrouve dans la situation d’être réduite à un avatar numérique, plus ou moins précis, et qui dévoile une partie de ce que nous sommes. Et avec des outils prédictifs suffisamment puissants, pourquoi ne pas simuler notre comportement, voire l’anticiper ? Certains en rêvent.
Publicité pour le Power Glove de Nintendo (1989)
NÉCESSITÉS D'ACTIONS
L’immersion dans un univers vidéo-ludique est toujours une expérience unique. Non pas à cause de son intensité, que certains souhaiteraient mettre en comparaison avec l’immersion cinématographique ou littéraire, mais parce que le jeu vidéo, au-delà de devoir être joué, doit être « complété » par les inputs du joueur pour exister.
Le texte constitutif d’un livre est fixe et l’interprétation qui en est faite à la lecture par le lecteur ne peut se faire que dans les limites de ce code qu’est le langage. Un code fixé dans l’œuvre par l’auteur sous une forme immuable.
Et bien que la perception de chaque lecteur soit unique, les éléments provoquant cette réaction sont les même pour tous — réflexion que nous pouvons élargir à la peinture, le cinéma ou à tout acte de création instrumentée dont les éléments se cristallisent sur un support. Mais à la différence du langage littéraire, cinématographique ou pictural, le langage du code informatique est mouvant. Par sa nature même, il permet de ménager des espaces qu’il est nécessaire de combler par l’exercice du jeu : les inputs.
Cette nécessité d’action renforce le sentiment de pénétrer ces univers et d’y vivre quelque chose d’unique, qu’il s’agisse du parcours que l’on fait faire à Mario pour sauver la princesse Peach, d’une partie de Tetris, ou encore de certains jeux vidéo plus axés sur la narration qui offrent au joueur la possibilité de suivre des trames narratives différentes en fonction des choix opérés (voir le travail de Quantic Dream ou du studio Telltale).Les œuvres littéraires, filmiques ou picturales se perçoivent, les jeux vidéo s’essayent. Le code du jeu ménage des espaces pour le joueur qu’il faut combler pour que le code soit complet, pour que le jeu soit terminé à 100%.
L’expérience d’un jeu donne alors naissance à une « partie » : un objet formel articulé, unique et complet. Une partie qui peut être pensée comme une œuvre unique dont l’auteur se situe à mi-chemin entre le développeur et le joueur : en somme, une oeuvre participative. D’où peut-être cette manière qu’ont les joueurs de dire du dernier jeu auquel ils se sont essayés qu’ils « l’ont fait » et qui explique peut être l’engouement actuel pour les Let’s Play.
Ces « nécessités d’actions » à la fois narratives et performatives sont les extensions de la principale caractéristique des jeux vidéo, à savoir la capacité qu’ils offrent de contrôler immédiatement des objets à l’écran. Alchimie du joueur et du jeu qui ne peut se faire qu’à condition d’une parfaite synchronisation entre l’action de l’homme et la réaction de la machine, entre le monde réel et la simulation virtuelle. Synchronisation nécessaire, au risque de voir apparaître une rupture temporelle, un défaut technique, un bug, qui brise alors l’immersion. Cette capacité de contrôle instantané du jeu vidéo par l’action du joueur sur les objets virtuels, que l’informatique rend possible, aucun autre type de jeu ne la propose. Puissance du calcul informatique nous réconciliant peu à peu avec la magie.
Cartographie de choix narratifs dans Detroit : Become Human de david Cage (Quantic Dream – 2018)
ESPACE À ÊTRE
Le XXe siècle aura été celui de l’image surface, de l’image à voir. L’apparition et la toute-puissance de la télévision et du cinéma ne sont plus à démontrer. Mais les images produites au XXe siècle ne se sont pas contentées d’être des surfaces. L’imagerie du jeu vidéo, par le niveau d’engagement qu’elle demande et son déploiement formel, est en revanche plus proche de l’espace à être.
L’image cinématographique ou photographique doit être avant tout regardée et ensuite éventuellement analysée, tandis que l’image du jeu vidéo doit avant tout être analysée, à la recherche d’éléments à actionner, de portes à ouvrir ou d’ennemis à éviter. Cette nécessité de décrypter l’image et de se l’approprier, renforcée par la possibilité d’interactions immédiates, participe à l’impression, lorsque le jeu articule parfaitement l’ensemble de ses concepts, d’être dans le jeu. Être dans le jeu, comme être sur Internet, est une sensation communément partagée : ces espaces virtuel deviennent des prolongements du réel, voir le réel lui-même. Les jeux vidéo et Internet, plus que des images à voir, mettent à disposition des espace à être. Internet est une toile enveloppante et ses espaces sont autant de fenêtres et de liens. C’est un espace qui doit être parcouru pour être appréhendé, un espace pensé autour de la mécanique de la requête, où il faut demander pour recevoir. Comme dans le jeu vidéo, il est nécessaire de créer un input pour recevoir un output. Internet et jeu vidéo sont interconnectés, non seulement par leur support, l’ordinateur, mais dans leur logique même, et en terme d’expérience humaine. Le jeu vidéo, en plus d’être antérieur au web, en est la matrice. Matrice conceptuelle de l’internet contemporain et, par extrapolation, matrice du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui.
Jeu vidéo et Big data forment un même paradigme dans lequel nous nous insérons progressivement, et qui fonctionnent en miroir. Dans le premier cas, la production de code et de données donne naissance à une forme inédite de réel, simulant l’aléatoire et la variabilité, dont le but est l’expérience et l’immersion. Dans le second, il s’agit d’une mise en donnée d’un réel par définition chaotique, dans le but de le mettre en calcul, et de favoriser la prédiction et l’anticipation. Ce qui découle inévitablement sur l’élimination de l’aléatoire, de l’accident et du chaos, données pourtant nécessaires à la création humaine. Mais ces deux espaces ne sont ni positifs ni négatifs par nature : les grec anciens diraient d’eux qu’ils sont des pharmakon : ni remède, ni poison.
Le jeu vidéo offre la possibilité d’actes de créations et d’expériences qui subliment le réel, et qui parfois s’y substituent, voir l’occultent. Internet, le calcul et le Big data, capables d’anticiper nos actions, voir de les influencer, offrent aussi la possibilité d’un partage des savoirs inédit dans l’histoire. Dans le film Matrix, Morpheus répond ainsi à la question de Néo, qui souhaite savoir ce qu’est la Matrice : « pour savoir ce qu’est la matrice, il te faudra l’explorer toi même ». Peut-être est-il donc nécessaire, pour mieux appréhender le monde d’aujourd’hui, d’en explorer la matrice originelle : le jeu vidéo. Produire des actions ludiques engendre des réactions et des conséquences qui amènent la pensée à se développer, à croître, voir même à s’émanciper. Toutes les créations artistiques peuvent accompagner l’homme dans sa compréhension du monde. Le jeu vidéo, parce qu’il est, je crois, à l’origine de ce que le monde d’aujourd’hui est en train de devenir, peut aider à le comprendre et à le maîtriser.
Mohamed Megdoul