par Ulysse Mathieu
le 21 octobre 2021


Techno-féodalisme, Critique de l’économie numérique

par Ulysse Mathieu
le 21 octobre 2021


Image de couverture :
Techno-féodalisme, Critique de l’économie numérique, Cédric Durand, Zones, 2020.
Image de couverture :
Techno-féodalisme, Critique de l’économie numérique, Cédric Durand, Zones, 2020.

Le point de départ de ce volume signé Cédric Durand, professeur d’économie à l’université Sorbonne Paris-Nord et à l’université de Genève, est une citation d’un manifeste hacker saisi en 1990 lors d’une perquisition par le FBI. Pour la première fois, le concept de techno-féodalisme était défini comme la tendance des entreprises technologiques à se coaliser pour mettre en place des monopoles et des cartels afin de contrôler les consommateurs et maximiser leurs profits. Trente ans plus tard, il fait le constat que ce qui n’était à l’époque qu’une dystopie cyberpunk tend à se réaliser : avec le développement des Gafam et leur emprise sur les données et les consommateurs, l’écosystème de l’économie du numérique est aujourd’hui bien loin du mythe d’un environnement propice à l’innovation radicale, à coup d’idées disruptives et de start-ups triomphantes.

C’est précisément sur les mythes qui ont régi le développement et l’emprise sur le monde contemporain de l’idéologie de la Silicon Valley que Cédric Durand ouvre son raisonnement. Des pionniers de la contre-culture aux pages de Wired, la première partie du livre est une analyse historique fine et documentée de son développement, toujours en regard avec l’application concrète de ces principes au niveau politique et technologique. En cinquante ans, de conférences en manifestes de prospective séduisants, Think-thanks et lobbyistes arrosés par les géants du secteur ont irrigué l’ensemble des politiques publiques en matière de numérique. C’est ainsi que l’on découvre que sous couvert de favoriser l’innovation, les États n’ont cessé depuis trente ans d’ouvrir de nouveaux champs à la prédation, le rôle du régulateur se limitant ici à la mise en place d’un environnement propice à l’expansion des géants du numérique. 

Mais le monde idéal que les pionniers de la Silicon Valley appelaient de leurs vœux n’est pas advenu, et à la place, l’auteur affirme que c’est un « capitalisme de la surveillance » qui a pris sa place. Des exemples précis et glaçants viennent ici appuyer son propos, on pense notamment à cette description de la routine du travail dans un entrepôt Amazon, où le travailleur est tenu de verbaliser toutes ses actions pour répondre à une voix robotique s’exprimant dans son casque. Consommateurs et utilisateurs réduits à l’état de cobayes pour les expérimentations des entreprises, avancées sociales détruites par l’Uberisation, Cédric Durand dresse un tableau noir de la domination exercée par les géants du numérique.

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Dans un troisième temps, le livre tente de théoriser la question du monopole à l’heure où les données personnelles, issues de toutes les activités de surveillance développées dans la partie précédente, deviennent le produit principal valorisé par les entreprises. Ces pages, légèrement desservies par une volonté de modéliser propre à la discipline, proposent néanmoins une réflexion précise qui éclaire les enjeux de régulation qui agitent actuellement les institutions européennes et américaines.

Enfin, la dernière partie cherche à définir cette notion de techno-féodalisme annoncée dans le titre. En s’appuyant sur des travaux d’historiens et d’économistes, Cédric Durand cherche à montrer que les nouveaux monopoles des Gafam – seuls à pouvoir pouvoir offrir l’accès à une base d’utilisateurs conséquente – s’apparentent à un retour, dans l’écosystème numérique, à la propriété seigneuriale de la terre. En effet, aujourd’hui, le développement d’un nouveau service à travers les outils proposés par les géants du numérique revient à leur payer des dividendes, car en échange de ces services, on est tenu de leur délivrer de nouvelles données sur leurs utilisateurs. Et s’il reste théoriquement possible d’innover en dehors des produits et des outils proposés par les Gafam, la difficulté à produire et rentabiliser un service sans le recours à ceux-ci en rend le coût de sortie prohibitif. Tout comme les paysans de l’an mil étaient théoriquement libres de quitter leur seigneur pour partir cultiver ailleurs, mais étaient dans les faits, dissuadés par le danger de cette entreprise.

Si le parallèle entre la féodalité et l’écosystème actuel du numérique est, sur le papier, séduisant, on peut toutefois un peu douter de sa réelle efficacité conceptuelle, le féodalisme étant assez vite résumé à la question de la propriété foncière. En revanche, ce volume, extrêmement intéressant dans sa globalité, bât en brèche, avec une démonstration aboutie et documentée, de nombreux lieux communs encore professés quotidiennement dans les médias. Et il fournira à ce titre au lecteur, matière à réfléchir.

Ulysse Mathieu

Techno-féodalisme, Critique de l’économie numérique, Cédric Durand, Zones, 2020, 18 euros.

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