La revue universitaire Réseaux, qui s’intéresse depuis 1983 aux télécommunications et aux médias de masse, consacre de nouveau un numéro aux jeux vidéo (Les formes ludiques du numérique avait été publié en 2012). Orchestré par Vinciane Zabban, Hovig Ter Minassian et Camille Noûs, il se penche en particulier sur le monde du travail, sans faire la différence entre les « logiques amateurs, artisanales et industrielles », ce qui permet de rendre compte de la diversité et de la complexité des pratiques professionnelles dans le monde du jeu vidéo.
L’angle adopté ici est celui de la sociologie, et cet ouvrage collectif se destine avant tout à un lectorat universitaire : on retrouve donc sans surprise toutes les qualités et les défauts propres à cet exercice. Si vous êtes allergique aux jargons et aux notes de bas de page à foison, mieux vaut donc passer votre chemin. En revanche, si vous recherchez une vue d’ensemble à la fois complète et nuancée sur le sujet, force est de constater que la rigueur scientifique a aussi des vertus. Le tableau présenté ici, à partir d’enquêtes de terrain et de données récoltées selon une méthodologie rigoureuse, est précis et nuancé. Il apporte plusieurs éclairages nouveaux sur des métiers qui sont au cœur d’une négociation complexe entre espace privé et public, entre « passion » (ou pratique amateur) et travail. Et il témoigne aussi des hiérarchies et des équilibres qui organisent un marché du travail souvent précaire et qui dispose de ses logiques symboliques propres.
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Chloé Paberz, après une longue enquête sur le terrain en Corée du Sud, s’intéresse par exemple aux dessinateurs qui aspirent majoritairement à devenir mangakas et considèrent leur travail dans l’industrie du jeu vidéo comme un passage transitoire. Le jeu vidéo étant ici perçu par ses propres artisans comme un produit commercial peu propice à l’expression d’une créativité personnelle, au contraire de la pratique de la bande dessinée qui est jugée plus « artistique » et plus noble. Toujours au sein des studios, mais cette fois-ci en France, Maxime Besenval s’intéresse aux testeurs QA (assurance qualité), souvent mal considérés et mal payés. Leur tâche s’apparente à la fois au dur labeur de Sisyphe (il leur faut sans cesse recommencer le débogage au fur et à mesure des nouvelles versions produites par les développeurs) et à celui des prestidigitateurs, puisqu’il ne s’agit pas seulement de découvrir des bugs, mais aussi de réussir à les reproduire pour en définir précisément les conditions d’apparition. Pierre-Yves Hurel se penche quant à lui sur la création amateure, en particulier sur RPG Maker, parfois envisagée comme une plateforme pour se projeter vers une pratique plus professionnelle, ou alors comme un simple défi personnel sans objectif à long terme.
D’autres articles sont consacrés aux streamers (Samuel Coavoux et Noémie Roques), ou encore à la conception de jeux vidéo dans un cadre universitaire (Victor Potier). Plutôt varié, bien que la plupart des articles partagent la même méthode de l’enquête sociologique de terrain, Les Mondes de production du jeu vidéo est un volume qui s’adresse à celles et ceux qui souhaitent élargir leur connaissance des dynamiques en cours dans le monde professionnel du jeu vidéo, au plus près du vécu de ses acteurs.
Angelo Careri