par Angelo Careri
le 8 juin 2021


Racisme et jeu vidéo

par Angelo Careri
le 8 juin 2021


Image de couverture :
Image de couverture :

Mehdi Derfoufi, Racisme et jeu vidéo, Maison des Sciences de l’Homme, 2021, 13 euros.

Racisme et jeu vidéo, le premier ouvrage de Mehdi Derfoufi, maître de conférence à Paris 8 en Études culturelles et Études de genre, part du constat difficile à occulter que l’histoire des jeux vidéo se résume encore souvent aujourd’hui au « récit masculinisé et eurocentré d’une épopée technologique et industrielle ». En se proposant d’aborder les jeux vidéo à travers le prisme des stéréotypes raciaux, il comble un manque important : si les problématiques liées au genre commencent à émerger depuis quelques années, au sein des game studies mais aussi dans la sphère médiatique, c’est moins vrai des discours et des discriminations raciales, qui restent encore un angle mort.

Ici le postulat de départ est que les jeux vidéo sont un médium qui, au même titre que d’autres, produit « de[s] représentation[s] et de[s] discours – parmi lesquels le discours raciste trouve une place ». Un phénomène que Mehdi Derfoufi contextualise de deux manières. D’une part, à travers le prisme de l’histoire coloniale et postcoloniale, qui permet de comprendre que le racisme n’est pas simplement l’expression d’individualités déviantes, mais le résultat d’un long processus qui a naturalisé une partition du monde sur des bases ethnoraciales.

Des jeux vidéo nourris par un imaginaire colonial

Les rapports qu’entretiennent le Nord et le Sud, qui semblent aujourd’hui plus inégalitaires que jamais, sont toujours définis aujourd’hui par l’hégémonie occidentale, aussi bien économique que culturelle, même si l’auteur relève l’émergence d’autres centres de pouvoir à l’échelle globale. Si l’Occident produit aujourd’hui une grande partie des jeux vidéo destinés à l’international (le cas plus ambigu du Japon fait l’objet d’un chapitre à part), il impose surtout une certaine vision du monde, un phénomène renforcé par la démographie des studios, qui demeure essentiellement blanche et masculine.

Il en résulte des représentations parfois stéréotypées, orientalisantes, ou qui épousent sans recul une rhétorique colonialiste. Dans de nombreux jeux à gros budget, les pays du Sud sont volontiers dépeints comme des espaces sauvages, dangereux, dépeuplés ou encore à conquérir : leurs habitants, quant à eux, sont souvent réduits à des clichés. Ainsi de Read Dead Redemption 2, où le rôle des personnages secondaires (PNJs) natifs américains se résume à un couple binaire formé par le vieux sage qui a accepté la domination des blancs comme inéluctable, et qui s’oppose à un jeune chef immature dont la révolte est présentée comme futile et vouée à l’échec.

Une culture geek raciste ?

L’histoire même du jeu vidéo, et plus particulièrement sa constitution en sous-culture, fournit à Mehdi Derfoufi un second angle d’approche. Si l’identité geek se construit parfois en opposition avec certaines valeurs de la société occidentale (notamment vis-à-vis de la masculinité), elle en embrasse beaucoup d’autres : culte de la performance et de l’entreprenariat, consumérisme, etc.

Red Dead Redemption II, Rockstar Games, 2018.

Avec la légitimation du jeu vidéo, qui s’accompagne d’une meilleure visibilité accordée aux femmes, aux LGBTQi et aux minorités dans l’industrie du jeu vidéo, la culture geek devient ainsi le réceptacle idéal de discours victimaires et violents sur le « racisme anti-blanc ». En France, le forum 18-25 ans de jeuxvideo.com en est un exemple éloquent.

Si les discours racistes et sexistes ne sont pas forcément majoritaires chez les joueurs et les joueuses, de nombreuses polémiques sur les réseaux sociaux leur permettent d’accéder à une visibilité importante, comme par exemple dans le cas du Gamergate aux Etats-Unis. Ce sont d’ailleurs ces polémiques qui fournissent à Mehdi Derfoufi le point de départ de plusieurs analyses, un choix assumé qui a ses avantages mais aussi ses limites.

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Parmi ces controverses, Mehdi Derfoufi s’arrête en particulier sur trois titres : Resident Evil 5, The Witcher 3, et Kingdom Come Deliverance. Le premier fournit à la fois le cas le plus ambigu, mais aussi le plus simple à analyser : il s’agit d’un jeu japonais, dont les protagonistes sont blancs (et une héroïne noire) et qui affrontent des hordes de zombies dans un pays d’Afrique de l’Ouest fictif.

Le chercheur y décrypte la superposition de plusieurs phénomènes : perméabilité entre l’imaginaire colonial occidental et japonais, et tension entre « blanchité » et « blackness » qui relèverait d’une stratégie identitaire d’hybridation caractéristique de la « japanité » (une réflexion menée ici de concert avec le chercheur Paul Martin).

Resident Evil 5, Capcom, 2009.

Ce même concept de « blanchité » est de nouveau convoqué dans le cas de The Witcher 3 et Kingdom Come: Deliverance, d’une façon qui peut surprendre au premier abord, mais qui se révèle féconde. Les deux jeux, conçus en Europe de l’Est (Pologne et République Tchèque), et qui développent respectivement un univers heroïc-fantasy et médiéval « réaliste », ont fait l’objet de critiques sur les réseaux sociaux car ils n’intègrent pas de personnages non-blancs.

Même si les termes de ce débat complexe sont difficiles à résumer, l’analyse de ces deux exemples met en exergue l’ancrage de ces deux jeux dans un discours identitaire (valoriser une certaine vision des cultures polonaises et tchèques). Les commentaires qui pointent l’absence de non-blancs comme un élément participant d’une forme de « réalisme », en véhiculant l’idée d’une Europe centrale médiévale ethniquement homogène, sont ici déconstruits à l’aune d’une analyse de la « blanchité », qui se définit a priori comme un point de vue neutre et rationnel, quand il procède en réalité d’une construction et d’un imaginaire social situé.

Décoloniser les jeux vidéo ?

D’autres chapitres, plus transversaux, abordent respectivement des phénomènes comme le « marketing de la diversité », la représentation des Arabes dans les jeux vidéo, ou encore l’émergence d’une scène post-coloniale en Afrique et dans les Antilles. Comme le suggère l’auteur lui-même, Racisme et jeu vidéo esquisse de nombreuses pistes de réflexion, sans pour autant les épuiser, et se présente avant tout comme un ouvrage prospectif.

Le propos, focalisé ici sur une analyse des discours polémiques et des représentations, gagnerait en effet à s’articuler avec des enquêtes sociologiques plus approfondies, ce qui permettrait de mieux analyser la réception des jeux vidéo chez certains publics, tout en évitant certains écueils propres aux études des médias. De ce point de vue, la loi française, qui interdit les statistiques ethniques, fait encore obstacle, et contribue de fait à l’invisibilisation de certaines réalités sociales. En attendant des évolutions dans ce sens, Racisme et jeu vidéo établit un précédent nécessaire, et ne manquera pas de susciter des débats, et de nouveaux gestes de recherche et d’écriture.

Angelo Careri

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