Cet ouvrage collectif est le résultat d’une vaste enquête menée entre 2011 et 2014 auprès de 2542 joueurs et joueuses français par une dizaine d’universitaires aux spécialités diverses : sociologie, géographie, science du langage, philosophie des techniques, etc. Avec pour sujet la pratique au quotidien des jeux vidéo, elle permet de dresser un tableau nuancé de leurs usages. En comparaison avec ce que l’on retrouve habituellement dans les rapports annuels des lobbies français du jeu vidéo, qui se contentent de diviser les joueurs et les joueuses par classe d’âge, par sexe et par support, on ne peut que saluer le souci du détail qui a ici animé la démarche, et la précision des analyses, qui ont abouti à des résultats très probants.
Les « enquêtés », comme il est d’usage de les appeler dans le jargon sociologique, sont ici appréhendés chez eux, dans les transports en commun, au cours de leurs réunions amicales ou familiales, dans le but de répondre à des questions apparemment simples : comment, quand et où joue-t-on ? Plusieurs éléments de réponse se dégagent. Si les résultats de l’enquête tendent ainsi à confirmer certains a priori (97% de la part des 11-17 ans jouent régulièrement, tous sexes confondus, un chiffre qui s’étiole avec le temps et particulièrement chez les femmes), ils apportent surtout beaucoup d’éclairages nouveaux.
Le jeu comme instance de socialisation
On apprendra ainsi que les blockbusters (AAA) sont assez peu pratiqués, et que les joueurs et les joueuses jouent d’ailleurs rarement à leurs jeux préférés. Le choix d’un genre, d’un lieu pour jouer, la durée d’une partie, dépendent plutôt d’une négociation avec des impératifs socio-professionnels et familiaux. Ainsi, on choisira un jeu moins par goût que parce qu’on peut y jouer en couple, avec des amis, avec ses enfants, dans les transports ou pendant la promenade du chien.
Surtout, la place des jeux vidéo dans la vie des Français et des Françaises dépasse largement le fait de jouer : certains collectionnent, ou s’informent régulièrement dans des médias spécialisés, mais ne jouent jamais ; d’autres passent des heures à regarder leur frère ou leur compagne jouer, sans jamais toucher une manette (l’enquête ayant été réalisée avant l’essor de Twitch, qui accentue encore le phénomène) ; pour d’autres encore, il suffit d’un changement dans le mode de déplacement (du train à la moto) ou de l’arrivée d’un enfant pour cesser toute pratique.
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En somme, on joue moins par envie que pour socialiser, pour se retrouver ensemble ou pour tromper l’ennui, en investissant des supports selon les opportunités qui se présentent. L’enquête déconstruit ainsi un cliché tenace, qui ferait du jeu vidéo une pratique solitaire : bien au contraire, on joue aussi pour échapper à la solitude (dans une chambre d’hôtel pendant un voyage professionnel), pour garder le lien avec des amis géographiquement éloignés, et pour se retrouver, y compris dans une optique intergénérationnelle (en installant des jeux de société sur la tablette de la grand-mère).
Jouer participe aussi d’un mode d’habiter l’espace domestique : la place de l’ordinateur (en général dans la chambre), de la console (dans le salon, en concurrence avec la télévision), et des objets dédiés (peluches, posters, figurines et boîtes de jeu qui sont fièrement exhibés ou jalousement cachés) sont autant de traits signifiants qui sont ici analysés en détail à l’aide de différentes méthodes : entretiens, observations à distance, documents filmés, etc..
Nuancer la figure du gamer
Comme son titre l’indique, La fin du game permet aussi de nuancer l’importance qu’il convient d’accorder à la figure du « gamer » : si une minorité seulement des joueurs et des joueuses s’y identifie, on constate aussi que celles et ceux qui s’en revendiquent ont des pratiques très éloignées des clichés qui y sont habituellement associés (jeu solitaire, élitisme, pratique de plusieurs jeux en même temps). Mais la plus grande réussite de l’ouvrage consiste sans doute avant tout dans sa forme : pour un ouvrage de sociologie, La fin du game est un livre extrêmement accessible.
À chaque page ou presque, une citation extraite du texte est mise en exergue : des formulations claires, précises, qui témoignent d’un effort louable de la part des auteurs et autrices de s’adresser au plus grand nombre et de produire un objet agréable à lire. Dix ans se sont passés entre le début de l’enquête et les résultats qui nous sont présentés ici, rassemblés dans une étude concise qui fera date.
Angelo Careri