Image de couverture :
Corentin Darré. Crédit : Corentin Darré
L’artiste plasticien Corentin Darré interroge la façon dont nos émotions et sentiments investissent les mondes virtuels.
Dans le numéro 2 d’Immersion, Corentin Darré dévoilait un travail graphique sur des joueur·euse épanoui·s ou au contraire en perdition dans Second Life. Plus tard avec Once more, with feeling, il concevait une installation autour d’un personnage livré à lui-même suite à des actes de violence commis au sein d’un jeu vidéo. Corentin Darré manipule en fait l’imagerie digitale comme il sculpte la matière, et explore la façon dont ces deux sphères, a priori distinctes (réel et virtuel), s’interpénètrent et ne forment en vérité qu’un seul continuum. Né en 1996, ce jeune diplômé de l’ENSAPC Cercy envisage les mondes virtuels comme des espaces de projection, d’éclosion des vulnérabilités et des désirs. Il nous dévoile les tenants et aboutissants de son œuvre naissante.
IMMERSION : Peux-tu présenter ta nouvelle exposition ?
Cette nouvelle exposition part d’une légende médiévale qui raconte la rencontre entre un maréchal-ferrant et le diable. Je réactualise ce mythe en le transposant dans un monde virtuel, dans une sorte de jeu vidéo en ligne où deux personnages interagissent à distance par le biais d’avatars. De manière plus formelle, c’est un ensemble de quatre installations, de quatre vidéos, de sculptures et d’éléments scénographiques qui permettent l’immersion au sein de l’histoire que je raconte et des réflexions que j’aborde.
Dans quelle mesure cette expo pousse-t-elle plus loin la réflexion qui est la tienne depuis plusieurs années sur les affects qui peuplent et animent les mondes virtuels ?
“Never Kill a boy on the first date” catalyse une grande partie des réflexions entamées avec vous pour le second numéro d’Immersion (pour lequel vous m’aviez gentiment convié à participer !). Avec ce premier projet je m’intéressais à la solitude, à l’abandon, aux conséquences parfois désastreuses du virtuel sur la vie des joueurs. Ce premier projet restait très ancré dans le réel. Je pense que j’avais encore besoin du soutien des témoignages et extraits du forum que je présentais.
Avec cette nouvelle exposition et même si je suis toujours nourri par ces recherches, je me suis libéré du réel pour composer une fiction qui parle exactement de ce dont j’ai envie. On y retrouve des réflexions autour du virtuel mais aussi autour du genre, autour d’interactions sociales et réponses émotionnelles triviales. Elle est aussi beaucoup plus assumée plastiquement, dans les formes que je convoque, et plus symbiotique avec l’envergure de mes propos. La Galerie du Crous et son équipe m’ont permis de trouver l’enveloppe dans laquelle se blottit l’exposition mais surtout de cristalliser toute l’ambition que je souhaitais apporter à cette dernière.
Ton œuvre gravite autour de mondes virtuels et s’inspire des univers du jeu vidéo. J’ai été surprise quand tu m’as dit que tu ne jouais pas vraiment aux jeux vidéo. Comment parler d’expériences propres à ces mondes si tu les expérimentes de loin ?
Effectivement, je pense que je passe plus de temps à lire sur les jeux vidéo, qu’à y jouer. J’ai été joueur étant plus jeune : pas bien plus que la moyenne, mais j’ai joué. Dès mes premiers balbutiements artistiques, ce sont les rapports entre les réalités physiques et virtuelles qui m’ont intéressé. Je pense que ça ne m’a pas quitté depuis, bien que les formes aient changées. Pour en revenir au monde du jeu vidéo, je pense, qu’il est venu à moi par fascination.: fascination pour son esthétique mais aussi par ce qu’il engendre.
Je me suis beaucoup intéressé aux questions relatives aux formes de masculinités mais aussi à leurs représentations. Quand on y réfléchit un peu à l’image collective que l’on donne aux joueurs, on se rend compte qu’ils deviennent une sorte d’entité dé-virilisée, domestiquée. Le geek reste chez lui, dans sa chambre. On observe d’un côté qu’on émascule les geeks, mais que de l’autre on propose à ces mêmes personnes d’incarner un guerrier sans faille. En me penchant sur la manière dont la plupart des personnages de jeu vidéo sont construits, j’ai commencé à répondre de manière concrète à ces questions-là. Je crois que je cerne plus facilement ce que sont les jeux vidéo en m’intéressant à ceux qui écrivent sur le jeu ou sur leur propre expérience du jeu.
Je remarque dans le champ des arts, tous média confondus, l’émergence en France d’une « génération émo » qui renoue avec une forme de sentimentalisme adolescent et explore des émotions intimes, relatives à l’amour ou à la solitude. Je pense à Caroline Poggi et Jonathan Vinel au cinéma ou encore Oklou en musique… Te sens-tu proche de ces artistes ? Si oui, à ton avis, pourquoi notre génération est-elle si émo ?
Je crois que j’ai besoin d’insuffler dans les fictions, installations, personnages que je crée une très grande part de sensibilité. J’arrive aussi à apercevoir cette « vibe », ce besoin d’expression des faiblesses et vulnérabilités dans les pratiques artistiques actuelles. C’est aussi le chemin que j’ai décidé d’emprunter pour animer mes pièces. Ce qui m’intéresse c’est finalement l’humain et sa capacité à aimer d’autres humains et à s’autodétruire, mais surtout pourquoi il a besoin d’amour et d’autodestruction. C’est en ce sens une pensée emo, et je crois que j’aime bien ce terme pour qualifier mon travail !
Dans « Never Kill a boy on the first date », ces messages se catalysent dans les quatre vidéos et j’aperçois parfaitement la filiation que tu essayes d’envisager avec Caroline Poggi et Jonathan Vinel. Comme eux, j’ai aussi trouvé avec le medium de la vidéo le moyen d’expression optimal pour délivrer réflexions et sensibilités. Tout cela passe aussi par les textes que je déclame ou chante dans les vidéos, et par la musique, grâce au génie d’Epiphagi, qui a composé la musique des quatre vidéos présentes dans l’exposition. Toute la partie sonore fait écho aux sentiments des personnages, c’est une balade amoureuse mais pas romantique. C’est aussi la manière dont j’aperçois le travail d’Oklou, c’est une promenade différente de la mienne mais aussi sincère, j’imagine.
L’esthétique médiévale est très présente dans ton travail. Pourquoi ?
L’esthétique médiévale est insufflée par celle du jeu vidéo et par la liberté des formes qu’il produit. Dans un jeu vidéo, on peut passer sans transition d’avenues californiennes, à un paysage lunaire ou à une chaumière médiévale. Je suis complètement nourri par cette idée de bond dans les époques, de bond dans les esthétiques. Les formes que je crée ont cette liberté. Du moins, j’essaye de leur donner. Elles sont pensées comme des éléments clefs d’une narration ou comme un élément de décor permettant l’immersion de celui qui les vois.
La légende que je réactualise est une légende médiévale que je remanie et j’ai tout de même décidé de l’inscrire à notre époque. L’esthétique moyenâgeuse a cette faculté d’être vite identifiable : elle renvoie facilement à l’usure, à la saleté. Dans cette exposition, je montre et je joue sur cette image que l’on se fait des objets médiévaux. Mes oeuvres sont quasi cartoonesques. Je leur donne une fausse patine et leur ajoute une brillance qui renvoie aux textures virtuelles. C’est comme si les éléments de décors d’un jeu vidéo venaient trouver leur matérialité dans notre monde à nous.
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