J-RPG, L’illusion du vivant
par Rémi Engel
J-RPG, L’illusion du vivant
par Rémi Engel

J-RPG, L’illusion du vivant

par Rémi Engel
le 23 novembre 2021


Cet article fait partie du supplément en ligne de :
Immersion 6 : Frontières

Chrono Trigger (Squaresoft, 1995)
Dans cet ode à l’overworld, ce mode de représentation cartographique propre au J-RPG, Rémi Engel s'interroge sur la façon dont il résonne avec nos espaces intérieurs.
Ittekimasu  !

Au Japon, franchir le seuil du domicile familial donne lieu à un échange. Un petit rite oral qui annonce le départ et le retour. Comme pour constater un changement d’état entre l’avant et l’après. Laisser infuser, à l’intérieur, les vertus initiatiques de chaque expédition dans le monde extérieur.

« Ittekimasu » est l’expression qui initie le départ de chez soi. Sortir. Aller à la rencontre de l’autre pour faire face à soi-même. Partir le plus loin possible pour se retrouver chez soi. Dans ces jeux qui nous invitent à parcourir leurs terres, le monomythe de Joseph Campbell n’est jamais loin. Dans Le Héros aux mille et un visages, (1949, trad. Robert Laffont, 1977) l’anthropologue américain défend l’idée que tous les mythes raconteraient en essence la même histoire : le voyage d’un héros. Un point de vue qui prend la route, une conscience qui s’étend à la mesure de l’expédition. Et qui toujours nous réunis, pelotonnés au coin du feu. Dans les années 90 se développe un genre caractérisé par l’envergure démesurée de ses espaces  : le jeu de rôle japonais (JRPG). Ces mondes virtuels au rythme méditatif viennent se greffer au creux de la main, prolongeant l’intimité d’un chez-soi avec une douceur qui digère et apaise la violence du dehors.

Ce vendredi soir, mon ami d’enfance débarque dans le grenier serrant fièrement un boîtier de plastique épais, format double CD, typique des jeux Playstation. Nous sommes en 1999. Sur le fond blanc épuré de la jaquette, je distingue le logo du titre : Final Fantasy VIII. Je m’étonne. « Tu joues à ça, toi ? ».   

Boîtier de Final Fantasy VII

Nous passerons la nuit à traquer la sorcière Edea à travers les contrées de Balamb et de Galbadia, avant de rejoindre la grande parade de Deling City au lever du jour. Je passerai le mois suivant à explorer chaque recoin du monde de Final Fantasy VIII, et les prochaines années à rejoindre, dès la sortie du collège, le cocon de mon grenier pour dissoudre mon adolescence dans la féérie du jeu de rôle japonais. Au fil des aventures, j’accompagne compulsivement ces groupes d’enfants-héros à sauver des mondes, sanctifiant leur passage à l’âge adulte. Final Fantasy VI, VII, VIII, IX, Xenogears, Chrono Cross, Valkyrie Profile, Lunar 2 : Eternal Blue, The Legend of Dragoon, Breath of Fire IV, Star Ocean : the Second Story, sont autant de randonnées numériques qu’il me sera nécessaire d’éprouver avant de me sentir, à mon tour, prêt à affronter le monde de dehors.

Rite de passage

Je découvre bientôt que mon expérience est loin d’être isolée. Elle est même plutôt courante, puisque dans la classe d’à côté, un groupe de garçons parle JRPG à longueur de récré. Nous deviendrons amis. Plus de vingt ans après, Internet déborde de témoignages de joueuses, développeurs de jeu, journalistes professionnels et amateurs passionnés dont le parcours a été défini par l’expérience du JRPG. Ensemble, ils attestent de  la banalité de mon petit récit autofictif. Ce dont je me réjouis : car ils confirment dans le même temps que l’espace du jeu vidéo, et plus spécifiquement du jeu de rôle, abrite un puissant imaginaire collectif. Un espace virtuel commun qui nous est familier. Ce boîtier de jeu Playstation qui fit irruption dans mon grenier abrite une hétérotopie.

Le philosophe Michel Foucault appelle hétérotopies les espaces concrets qui hébergent l’imaginaire, comme un théâtre, pour la succession de lieux étrangers qui y sont mis en scène ; un cimetière, pour la juxtaposition des vies dont on y partage le souvenir ; une cabane d’enfant improvisée entre deux chaises du salon, pour le confort de l’abri imaginaire qui se superpose à l’espace réel des deux chaises du salon. 

L’hétérotopie a pour règle de juxtaposer en un lieu réel plusieurs espaces qui, normalement, seraient, devraient être incompatibles. (Michel Foucault, Le Corps Utopique – Les Hétérotopies, 1966)

Ecran de démarrage de la Playstation de Sony

Quand je démarre une console, je pense souvent au monde de Narnia : dans Le Lion, la Sorcière blanche et l’Armoire magique, premier livre de la saga écrit par C.S Lewis, les enfants Pevensie emménagent dans un vieux manoir. En se perdant dans les chambres au cours d’une journée pluvieuse, ils découvrent que le fond d’une armoire mène vers un autre monde : Narnia. Une terre magique peuplée de faunes et de sorcières où les animaux sont doués de parole.

Je ne me souviens pas vraiment de la suite de l’intrigue. Mais, enfant, j’ai évité les fonds de placard pendant plusieurs années, de peur de me retrouver contraint à prendre le thé avec un faune et une sorcière tyrannique. C’est dire si le rituel qui permet de passer d’un monde à l’autre, dans cet extrait, est simple à visualiser : ouvrir la porte de l’armoire magique, y pénétrer, s’enfoncer dans le noir, derrière les manteaux suspendus, jusqu’à percevoir la lumière du réverbère de Narnia. « Les hétérotopies ont toujours un système d’ouverture et de fermeture qui les isole par rapport à l’espace environnant », nous rappelle Foucault.

Insérer le jeu dans la console, l’allumer, regarder défiler les images à l’écran, jusqu’à pouvoir les faire bouger.

Et voilà le corps dissous, déplacé, ailleurs.

Apprivoiser le monde 

Explorer un monde étranger, s’imprégner des cultures autochtones. S’engager dans des combats itératifs, contemplatifs. Prendre le temps de renforcer ses stratégies tour après tour, par menus interposés. Jusqu’à dompter les contours de l’expérience, les nuances du système de jeu, les moindres reliefs de l’environnement, ville après ville, région par région. 

Au tournant du siècle, le genre du JRPG débride les codes du jeu de rôle classique à la mesure de planisphères gigantesques, mêlant une esthétique syncrétique purement nippone à un sens du crescendo directement inspiré des mangas shōnen, alors en plein essor. Pourtant la technologie ne permet pas, à cette époque, une représentation réaliste d’un monde à notre échelle, proche de ce que l’on verrait au cinéma. Les concepteurs de jeu vidéo ont donc l’habitude de passer le relais à l’imagination du joueur afin de suggérer des mondes et des idées complexes, qu’il serait impossible de représenter fidèlement sur les machines de l’époque. En anglais, on appelle couramment ces raccourcis formels des abstractions.

La boucle de jeu d’un JRPG s’articule autour de deux mécaniques centrales : combattre l’ennemi d’une part, motif récurrent et moteur de progression vers une incontournable montée en puissance ludo-narrative. Et vivre, d’autre part : se déplacer , discuter, dormir, prendre soin de soi et des autres, de notre santé, de nos compétences, de nos relations. Gérer le quotidien, accompagner l’équipe, les préparer au combat : faire partie du voyage.

Dragon Quest (Enix, 1985)

Dès le premier épisode de Dragon Quest (1985), série pionnière du genre, une pression de bouton fait apparaître la liste des actions que je peux entreprendre : discuter avec les personnes qui croisent ma route, fouiller des éléments du décor, prendre un objet posé à portée de main, surveiller la santé et les capacités de mes alliés, utiliser ou équiper des accessoires… ce menu contextuel qui se superpose au décor est une abstraction, directement empruntée aux jeux de rôle papier. Des successions de choix à faire, parfois labyrinthiques, qui symbolisent autant d’actions pourtant complexes, ici exécutées en quelques pressions de boutons. Car l’imagination comble aisément la simplicité de ces représentations pour mieux faire exister, au fil de l’aventure, ce simulacre de vie, d’exploration affective, émotionnelle et sociale.

Final Fantasy IV, 1991

D’un héritage similaire, les combats se jouent au tour par tour, selon un rythme lent où chaque personnage entreprend l’un après l’autre une action. La mécanique est répétitive, contemplative et absorbante. Et le JRPG va encore plus loin dans l’abstraction de l’affrontement, puisque lors des phases d’exploration les ennemis ne sont généralement pas visibles à l’écran. Tandis que le paysage défile sous les pas de ma petite équipe, un écran de combat apparaît régulièrement, rompant soudain la tranquillité de notre voyage selon un rythme imprévisible. Et la musique détonne, nous entraîne dans une chorégraphie vigoureuse, jusqu’à entrevoir la possibilité d’une victoire.

Cette mécanique surprenante de combats aléatoires n’a évidemment pas pour but d’être réaliste : elle représente l’idée que le parcours est semé d’embûches, que le danger peut surgir à tout moment. Elle me plonge dans une tension énergisante dès que je m’aventure hors des sentiers battus.

Et si je n’hésite pas à tomber les frontières au prix d’une certaine prise de risque, c’est que le JRPG fait toujours la promesse d’un refuge prochain, d’un répit imminent, d’une rencontre à venir. Dont je tâcherai de prendre soin. Accompagner jusqu’au village voisin cette aventurière errante rencontrée autour d’un feu de forêt. Elle s’appelle Marle, ou peut-être Célès. Et retourner la saluer le lendemain, observer tendrement son quotidien. Lui proposer d’intégrer notre petite expédition, sans paraître trop pressant, juste pour sentir à quel point le temps passé ensemble a compté.

Chrono Trigger (Squaresoft, 1995)
Mesurer le voyage

Entre ces deux mécaniques qui se répètent, ces deux voix qui se répondent : le combat et la vie ; la vie et le combat, c’est tout un monde qui se déroule, un liant qui donne le tempo.

Dragon Quest pose aussi les bases d’une représentation immersive du territoire. Pour connecter les différentes zones de jeu, alterner les villages paisibles et les donjons hostiles, je navigue sur une grande carte du monde. Je lui préfère son appellation anglaise, plus parlante : overworld, cette grande zone sur-le-monde qui, par un simple jeu d’échelle, relie toutes les autres. L’avatar y conserve son apparence, mais ce sont les dimensions de l’environnement autour de lui qui changent radicalement : je parcours en fait une maquette du monde, un territoire miniaturisé, une autre abstraction de l’idée de voyage. Cette grande ville dont j’ai longuement arpenté les rues n’occupe sur l’overworld qu’un tout petit espace, quelques pixels à côté de moi. À l’écran, elle fait ma taille. Mais je ne suis pas subitement devenu un géant qui surplombe les toits des maisons : ce changement d’échelle représente l’idée que le monde est vaste, que la route est longue, et me permet de traverser en trompe-l’œil des centaines de kilomètres le temps d’une partie.

Dragon Quest IV (Enix, 1990)

Dans son essai Espèces d’Espaces, Georges Perec interroge les espaces de notre quotidien et la manière que l’on a de les investir: 

Habiter un lieu, est-ce se l’approprier ? […] À partir de quand un lieu devient-il vraiment vôtre ? […] Est-ce quand on y a éprouvé les affres de l’attente, ou les exaltations de la passion […] ?

Rapidement, certains JRPG délaissent l’overworld pour des représentations du voyage jugées plus réalistes. Tantôt, les zones sont interconnectées mais restent toujours à la même échelle, laissant en fin de course la sensation d’un monde plus compact, d’un territoire plus linéaire et restreint, à l’image du premier Star Ocean (1996). D’autres fois, l’overworld est remplacé par un menu contextuel stylisé, comme dans Grandia (1997), où une cartographie simplifiée liste les destinations auxquelles je peux directement me téléporter.

Grandia (Game Arts, 1997)

Cette mécanique omet volontairement certains temps du voyage, de déplacement. Elle instaure des ellipses qui effacent les espaces entre les lieux, comme s’ils étaient inutiles, niant l’importance de les faire ressentir. « Le plus souvent, nous passons d’un endroit à l’autre, d’un espace à l’autre, sans songer à mesurer, à prendre en charge, à prendre en compte ces laps d’espace » , explique Perec.

Il me faudra du temps pour comprendre pourquoi je peine à m’approprier ces mondes-là. Car ils ne se tissent pas autour de ces laps d’espace, qui les lieraient pourtant en un tout habitable.

Sur l’overworld, c’est la continuité de la marche entre les différentes échelles qui rend saisissante l’illusion du vivant, l’existence du paradigme, du monde du jeu, la sensation d’en faire partie. En quelques minutes, en quelques foulées d’un déplacement homogène et ininterrompu, je passe des rues animées de la ville à un vaste paysage côtier en bout de continent, jusqu’à un bras de mer que je pourrai bientôt traverser. Et c’est dans l’assimilation  progressive de cet environnement, jusqu’à en dissoudre les frontières, que mon petit corps d’adolescent se laisse envelopper. 

>>> Lire aussi : Disco Elysium, le RPG de l’intériorité

Retournons donc ensemble braver les terres crépusculaires des années 90, et comprendre ce qui les rendait si habitables. Égarons-nous dans ces cartes du monde qui n’en étaient pas  : davantage maquettes ou dioramas, trompe-l’œil magnifiques et visions rassurantes de mondes miniaturisés mais explorables, finis mais exhaustifs, qui jamais n’interrompent la marche, la progression, le tempo entre le joueur et le sol. Renforçant continuellement leur cohérence, la maîtrise de leur spatialité, la saveur familière de leurs panoramas.

Prendre de la hauteur

La série Final Fantasy achève bientôt de structurer l’overworld en y intégrant la troisième dimension. Dès Final Fantasy IV (1991), une innovation technique – le mode7 de la Super Nintendo – permet de s’élever en perspective au-dessus d’un plan en deux dimensions.

Final Fantasy VI (Squaresoft, 1994)

Le procédé est d’abord réservé aux séquences de fin de jeu, lorsque j’accède à un moyen de transport permettant de survoler la carte du monde, couramment appelé airship. La sensation est grisante : en y pénétrant depuis l’overworld, l’airship m’élève jusqu’au ciel tandis que la ligne d’horizon s’abaisse. La maquette aplatie passe en perspective, me donne un point de vue culminant sur ces régions que j’arpente depuis des jours. Imaginez : pouvoir soudain s’envoler pour rentrer à la maison en glissant au-dessus des toits du quartier.

Tandis que je redécouvre ces terres sous un nouveau jour, je peux à tout moment virer de bord, passer sur le pont prendre soin de mon équipe, et surtout : poser l’ancre à la surface. Débarrassé des contraintes topographiques du territoire, qui ont longtemps cloisonné ma progression, j’ai atteint ce point d’ouverture typique du JRPG où toute la carte se dévoile d’un coup, me laissant reconnecter, à vol d’oiseau, tous les lieux que j’ai habités. Aller enfin remercier Taloon, ce marchand dodelinant qui m’avait offert l’hospitalité, le premier soir de mon aventure. Lui présenter mes amis, et montrer fièrement, depuis le temps, comme j’ai grandi.

Les années qui suivent marquent définitivement l’entrée du jeu vidéo dans la 3D. Le JRPG s’engouffre dans le fossé technologique et esthétique qui sépare les générations 16 et 32-bits, de la Super Nintendo à la Playstation, et en extrait une formule inédite. Cela en est terminé des perspectives systématiquement vues du dessus : en imposant des angles de caméra fixes dits pré-calculés, il est possible d’afficher des paysages plus réalistes tout en variant les points de vue. Les décors se traversent comme une succession de tableaux vivants, et l’intégration de séquences cinématiques en images de synthèse fait entrer ces univers oniriques dans une sensorialité nouvelle.

C’est  l’apogée d’un genre, porte-étendard et vitrine technologique d’un savoir faire japonais, qui repousse les limites de l’espace de jeu et le déploie dans tous les recoins de l’imagination.

Final Fantasy VII (Squaresoft, 1997)
Interstices à imaginaires

Première incursion du JRPG en France, Final Fantasy VII (1997) me perd durant plusieurs jours dans les rues de Midgar. Cité dystopique aux accents cyberpunk, la ville multiplie les plans brumeux et les rencontres lumineuses – une marchande de fleurs descendante d’une civilisation disparue, un vétéran écologiste greffé d’une mitraillette au bras droit, un flirt d’enfance spécialiste du corps à corps, et un félin au poil roux échappé d’un laboratoire de manipulation génétique, vraisemblablement doué de parole.

Un félin roux. Doué de parole.

Ai-je finalement rejoint mon Narnia ?

Quand ma petite équipe est chassée jusqu’aux portes de la ville, au bout d’un tunnel narratif haletant qui réinvente Blade Runner sous le prisme de cette candeur surnaturelle propre à l’animation japonaise, un monde se dévoile à moi.

Final Fantasy VII (Squaresoft, 1997)
Final Fantasy VII (Squaresoft, 1997)

L’ouverture soudaine de l’espace de jeu après des heures de confinement, premier choc esthétique de mon adolescence virtuelle, donne à l’overworld de Final Fantasy VII une saveur particulière. Sous la pression d’une gâchette, la caméra se met à pivoter doucement autour de moi. Je tourne la tête pour l’accompagner, et observe librement la surface de ce diorama féérique. M’y mouvant avec une liberté que j’ai encore peine à intégrer, je sens mes pieds fouler le relief de la carte. Et le chemin, me conduisant de la plaine rocailleuse qui encercle Midgar vers les prairies timides du village de Kalm, met doucement l’aventure sur des rails que j’aurai peine à quitter. L’illusion est parfaite. Guidé par le relief naturel d’un overworld désormais ouvert à 360 degrés, je parviendrai à m’affranchir, ville par ville, région par région, de cette sensation d’inexploré qui s’étale jusqu’à l’horizon. Et la prophétie de l’envol se réalisera bel et bien : à bord de notre airship, « le Hautvent » , la fin de partie culmine dans une sorte d’overview effect – cette prise de conscience qu’ont les astronautes en découvrant la terre vue de l’espace. L’évidence de l’unicité. D’avoir contribué à faire le lien.

Près de 2 ans plus tard, mon ami d’enfance débarque dans le grenier en brandissant son boîtier de Final Fantasy VIII, l’épisode suivant. Lui, que je pensais étranger aux narrations baroques et au temps long, m’apprend que Final Fantasy VII, que j’avais habité il y a fort longtemps – on sait comme les années, à cet âge, paraissent une éternité – n’était pas une anomalie. C’est même une saga, et un genre à part entière, que je m’empresse de dévorer dans une douce addiction enchanteresse . 

Final Fantasy VIII (Squaresoft, 1999)

Pourtant, le fond du JRPG reste fidèle à ses origines : derrière le feu d’artifice technologique se cachent les mêmes mécaniques d’abstraction qui s’évertuent à rendre doucereusement vivant. Et le medium, jeune, reste affublé d’une écriture aussi libre que candide, souvent enfermée dans des motifs narratifs paresseux de héros amnésiques qui s’ignorent, entourés de figures archétypales et peu nuancées.

En littérature, l’imaginaire du lecteur s’invite entre les mots pour en compléter la représentation. En 1999, la magie du JRPG opère selon un processus similaire : c’est dans l’interstice de ses limitations que le genre atteint son âge d’or. Des dialogues dépouillés, une mise en scène minimaliste, mais un rythme et une féérie esthétique qui tiennent au corps, et stimulent assidûment mon imagination. Lui permettant de combler, réinterpréter, habiter ces mondes.

Mais les années passent et le jeu vidéo s’attache à concurrencer le cinéma. Puisqu’il commence à en avoir les moyens, il adopte ses codes : décors à échelle humaine, dialogues doublés par des acteurs. Pour compenser les coûts grandissant de la course à la technologie,  le JRPG repense sa formule, cloisonne ses ambitions, confine ses environnements. L’overworld se retrouve banni, célébrant le passage d’une immensité jadis subtilement suggérée à de petites surfaces sur-incarnées, qui étouffent mon imaginaire.

Final Fantasy XIII (Square Enix, 2009)

Final Fantasy XIII (2009) achève d’en réduire la structure à une ligne droite, nous baladant d’ellipses en espaces fermés, sans prendre le temps d’en faire sentir la géographie. Alors l’univers onirique promis en hors-champ reste silencieux. On ne peut plus en éprouver le territoire. Il n’est plus vivant. C’est le début d’une nouvelle ère, d’un autre temps.

En miroir, le labyrinthe

À partir des années 2000, le JRPG se cherche une nouvelle identité. En abandonnant les codes qui ont contribué à sa renommée pour davantage emprunter à ceux des autres, son aura fascinatoire s’éteint progressivement. Avant de refermer notre contemplation de ce genre-monde, portons notre attention sur un ultime vestige de son acmé, pour mieux en dévoiler les reliefs.

De retour en 1999 , l’improbable Valkyrie Profile dénote par sa tonalité tragique, son sens de la dramaturgie d’inspiration antique, et fait figure d’identité remarquable du JRPG. Jusque dans sa forme : ouvrant d’emblée sa structure sur un overworld minimaliste, j’y incarne la valkyrie Lenneth dans une relecture toute nipponne de la mythologie nordique. Survolant librement cet autre Midgard, nom donné à la terre des humains en cosmologie germanique et ici cadre austère d’un royaume en plein effondrement, le chemin que j’emprunte pourra, étonnamment, bifurquer.

Valkyrie Profile (Tri-Ace, 1999)

D’abord, il y a la mission extérieure de Lenneth, parcours tout tracé, que je laisse se déplier lors de ma première partie : arpenter le monde afin de recruter des âmes guerrières, pour nourrir les rangs de mes dieux dans le combat apocalyptique du Ragnarok.

Mais en sous-texte, un malaise s’installe et culmine une fois ma destinée accomplie : une partie de moi semble avoir échoué. Alors le jeu m’incite à y revenir, à regarder au-delà de sa surface. À plonger dans ses menus labyrinthiques jusqu’à en maîtriser les arcanes, à optimiser chaque déplacement qu’il prend un malin plaisir à limiter au fil des chapitres. Et cette obsession qui m’enivre, de maîtrise parfaite, de conquête totale, dépasse largement dans Valkyrie Profile le gimmick maniaque du complétionniste. Portée par l’étonnante densité narrative et, je dois l’avouer, l’aide précieuse d’un guide de jeu – le protocole complet restant relativement cryptique même après plusieurs traversées minutieuses de Midgard – ma persévérance ouvrira finalement la voie, pour Lenneth comme pour moi, vers les profondeurs d’un voyage intérieur.

C’est en faisant certains choix, celui de la désobéissance pour commencer, et en m’associant à certaines personnes, à certains moments, à certains endroits, que je pourrai avec le temps réaccorder la valkyrie avec son moi véritable, scellé en son sein par de divins marionnettistes.

Les personnes qui détruisent, qui sont à l’origine de grandes souffrances, tuent avant tout une partie d’eux-mêmes, ou se dérobent à la reconnaissance de leurs actes et de leurs propres émotions, leur monde interne se gorge de cloisons, de cavités, de terrains minés, de tâches, de traquenards, et plus encore : un monde qui se retourne contre lui-même, un monde qui ne se connait pas, un monde à travers lequel ils ne savent plus voyager.

Dans The Faraway Nearby (2013), l’essayiste américaine Rebecca Solnit dresse le portrait de nos espaces intérieurs, et invoque la nécessité de les cartographier. Car les mécanismes psychiques qui servent à s’en dissimuler sont nombreux, et construisent en nous des labyrinthes, « dans lesquels on cache les minotaures qui empruntent nos visages ».

Valkyrie Profile (Tri-Ace, 1999)

Lors de mes premières parties sur Valkyrie Profile, je reste incapable de sortir du cadre : il s’agit d’obéir aux ordres, aux hiérarchies. Aucune tentative de rébellion ne trouve son écho. Alors je joue le jeu, patiemment. Tout en sachant qu’un jour, puisqu’on me le souffle inlassablement à l’oreille, j’aurai l’opportunité de déjouer ses règles.

Le sort de Lenneth, en proie à une identité avec laquelle elle peine à se reconnecter – car la structure dominante lui en attribue une autre plus malléable, plus contrôlable –, ne me semble pas si étranger à un adolescent moderne, impuissant face à la puberté, apparemment vain dans sa quête de liant avec le monde, dans sa capacité à exhumer son moi. Et si la valkyrie compte sur mon soutien pour lui montrer la voie, elle m’apprendra en retour à identifier les contours d’un territoire, à en éviter les pièges, à en prendre soin. À y affirmer mon existence.

Michel Foucault nous rappelle que les sociétés dites primitives mettaient en place des lieux privilégiés pour traverser les bouleversements biologiques :

…il y a des maisons spéciales pour les adolescents au moment de la puberté ; il y a des maisons spéciales réservées aux femmes à l’époque des règles […]. Dans notre société, ces hétérotopies pour individus en crise biologique ont à peu près disparu.

Il m’est apparu lentement, au cours des dernières années, à quel point le parcours exhaustif de ces dioramas magnifiques, que j’ai soigneusement entrepris de mes 13 à 16 ans, a délicatement désamorcé le conflit de mon rapport à l’extérieur.

Lenneth, Cloud, Squall, Fei et Rena se sont appuyés sur moi pour sauver des mondes.

Ils m’ont surtout montré, au cœur d’un âge fondateur, comment cartographier les miens.

Okaerinasai !

Lorsque je retourne éprouver ces imaginaires, aujourd’hui, j’en profite pour me déplacer lentement. Porter attention au mouvement . La marche, les changements de cadre, les variations d’échelle. Me revoilà guidé à travers une terre farouche qui s’ouvre doucement, jusqu’à se métamorphoser en un terrain de jeu lumineux, un abri, une maison. 

« Okaerinasai » est l’expression qui achève le retour au domicile. 

Figer cet espace. Se lover dans cette hétérotopie numérique.

J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources […]. De tels lieux n’existent pas, conclut Georges Perec en 1974.  

Il n’a pas eu la surprise, semble-t-il, de découvrir Final Fantasy VIII à l’aube de ses 14 ans.

Références :

Le Corps Utopique – Les Hétérotopies, Michel Foucault (Nouvelles Éditions Lignes, 2009)
Espèces d’Espaces, Georges Perec (Éditions Galilée, 1974/2000)
The Faraway Nearby, Rebecca Solnit (Penguin Books, 2014, extrait traduit par l’auteur de l’article)