13 Sentinels: Aegis Rim. Inventer le Japon pour mieux le connaître
par Pierre Lovati
13 Sentinels: Aegis Rim. Inventer le ...
par Pierre Lovati

13 Sentinels: Aegis Rim. Inventer le Japon pour mieux le connaître

par Pierre Lovati
le 13 octobre 2021


Cet article fait partie du supplément en ligne de :
Immersion 6 : Frontières

13 Sentinels: Aegis Rim (Vanillaware, 2019)
A cause du Covid-19, le Japon est aujourd’hui un espace clos, inaccessible. 13 Sentinels : Aegis Rim, qui se joue volontiers des stéréotypes, nous en offre un accès touristique virtuel.
Japonisme en distanciel

13 Sentinels: Aegis Rim est sorti au Japon en novembre 2019, et dans le reste du monde en septembre 2020, après six mois d’une pandémie internationale qui a eu comme effet direct de rompre les connexions entre les pays. C’est dans ce contexte que le jeu de Vanillaware acquiert désormais une saveur inattendue. Les événements lui confèrent une nouvelle lecture insoupçonnée : devenir une expérience touristique virtuelle de l’archipel. Si ce jeu narratif à la frontière du point and click et du tactical RPG se révèle être un palliatif, c’est que sa structure prend la forme d’un nuancier vernaculaire, peignant beaucoup de motifs propres aux récits fictionnels du Japon. Jouer à 13 Sentinels s’apparente plus encore à une extraction archéologique: une carotte de sédiments représentative de ce qu’est le pays aux yeux des étrangers qui le fantasment. Pour le dire rapidement : des adolescents tourmentés chevauchant des robots géants pour sauver l’humanité d’une invasion extraterrestre.

Le 24 mars 2020, sous la menace d’un boycott international, Shinzō Abe (alors Premier ministre du Japon) décide de reporter les Jeux Olympiques de Tokyo 2020 d’une année. Le pays restreint alors peu à peu ses libertés, en suivant la marche mondiale, faite d’aller-retours décisionnels sur la bonne conduite à adopter face au Covid-19 : fermer les parcs publics (empêchant les traditionnelles célébrations d’ohanami sous les cerisiers en fleurs), accueillir ou non les enfants à l’école, etc. 

13 Sentinels: Aegis Rim (Vanillaware, 2019)

Depuis le 3 avril 2020, le Japon vit sous cloche. La pandémie a sanctuarisé le pays, ainsi coupé du tout venant avec comme un air de Shogunat. Et pourtant, un an plus tard, le 23 juillet 2021, malgré une opinion défavorable à la tenue des Jeux (selon les enquêtes, jusqu’à trois japonais sur quatre y sont opposés), les nations étrangères débarquent sur place pour que l’événement se joue à huis clos. Seuls sont admis les sportifs et leurs familles. Aux seuls insulaires le privilège de contempler par petite jauge les exploits. C’est dans ce contexte déjà hors-norme, auquel s’ajoute une enveloppe de 15,4 milliards de dollars pour la construction des Jeux (dépassant un budget estimé à sa moitié, faisant des jeux les plus chers jamais réalisés), que s’anime la cérémonie d’ouverture sous les feux de manifestations d’oppositions à la tenue de l’événement. 

Curieusement, c’est au nouveau stade national de Tokyo que va se jouer un hors-champ spectaculaire. Pendant l’entrée des nations, les spectateurs participent sans le savoir à un blindtest : les athlètes défilent sur des musiques de jeu vidéo. Dragon Quest, Sonic, Final Fantasy et Monster Hunter mais aussi d’autres titres plus inattendus comme Nier, Chrono Trigger ou encore Gradius :tous figurent dans la tracklist de l’événement. Ce choix n’est évidemment pas anodin, c’est une décision nationaliste souhaitée par le Premier Ministre (Nintendo n’a d’ailleurs pas souhaité y participer): celle de positionner le jeu vidéo au centre de tous les regards à la manière d’un cheval de Troie.

Emmanuel Macron rencontre Hidetaka Miyazaki

Ce même jour, le Président Macron, en déplacement pour représenter la France (prochaine nation accueillant les Jeux), succombe dans les bras de ce même soft-power. Et le marketing fonctionne : sur Twitter, une vidéo l’affiche aux côtés de Eiichirō Oda, dont il reçoit un dessin dédicacé de sa série phare One piece. Il discute avec Hidetaka Miyazaki (créateur de Dark Souls) et contemple au passage quelques planches d’Akira devant un Katsuhiro Ōtomo ravi et vacciné. Cette vitrine offerte aux mangas et aux jeux vidéo est celle d’une consommation dite cool japan, à savoir un business plan qui place le Japon en superpuissance désarmée par la guerre mais redoutable par sa culture de masse. Cette expertise, on la retrouve dans l’emploi des mascottes des JO de Tokyo 2020, créées par Ryo Taniguchi: deux monstres roses et bleus aux faux airs de Pokémon, Mirai et Towa, ambassadeurs de plus de 7 000 produits dérivés disponibles à la vente. Une énième confession de foi.

Un jeu mandataire

L’impossibilité d’accéder, pour le commun des mortels, au Pays du Soleil Levant vient révéler un peu de notre rapport à l’archipel. Regarder les images de l’accueil du Président nous rend jaloux, comme des  amants possessifs. C’est une certaine frustration qui s’exprime: la France est une nation éprise de chimères japanophiles et c’est le deuxième pays plus grand lecteur de mangas au monde. Nous fantasmons le pays à travers ses productions culturelles et l’ensemble de détails qui les composent. Après tout, il est souvent moins question de sa politique d’extrême droite, de l’abstention grandissante, des prévisions du taux de natalité en chute libre, ou de son injonction à la résilience face à la catastrophe de Fukushima. Ou bien si ! Tout ça nous le savons et cela fait partie intégrante de l’énigme si fascinante que représente l’affection que portons à cette culture tropicale au milieu de structures politiques arides, à cette vie qui s’épanouit sur des surfaces bétonnées. 

13 Sentinels: Aegis Rim (Vanillaware, 2019)

13 Sentinels: Aegis Rim s’ouvre alors comme une solution par procuration. Dans ce contexte de crise, le jeu permet de croire en un Japon fantasque où s’inscrit justement un regard étranger. Sur le papier, le principe du jeu est assez convenu : nous incarnons treize adolescents citadins confrontés à la fin du monde. Le parallèle avec la crise sanitaire que nous vivons est dès lors saisissant puisque nous découvrons un monde sur le point de basculer. Un milieu urbain que nous observons en pleine puberté, à travers notre routine écolière. 

Comme Persona 5 avant lui, le jeu tient un discours très fort sur l’incapacité des adultes à pouvoir prévenir les catastrophes à venir. L’approche des protagonistes se caractérise alors par deux facettes : il y a d’un côté le contrôle du groupe dans son entier pour combattre des vagues de kaiju (des créatures dantesques à la Evangelion), et de l’autre, dans un cadre quotidien, une multitude de chemins individuels qui guident vers ce Jour-J cataclysmique. Le joueur déclenche alors manuellement chacune de ces treize histoires pour comprendre le puzzle que représente la narration. Avancer un portrait permet ainsi de posséder une clé supplémentaire. C’est une expérience constellée très bavarde qui rend systémique le questionnement et la recherche de la vérité. 

Au gré des discours, c’est bientôt des dizaines de cartes heuristiques qui se façonnent dans notre esprit. Tout se matérialise en jeu par un nuage de pensées, servant de résumé des affaires en cours pour mieux comprendre les rebondissements de l’intrigue. Une grande liberté est donnée quant à l’avancement de nos enquêtes, et on peut décider de jouer un personnage plutôt qu’un autre. Toutefois, l’injonction du récit demande bien évidemment de compléter tous les personnages à 100% pour percevoir l’ensemble du tableau. Le quotidien du jeu est ainsi affaire de détails biographiques qui composent un édifice  narratif complexe. Cette position omnisciente est stimulante. Comme devant un métier à tisser, le joueur avance ligne après ligne ses patterns, et l’image qu’il se fait du jeu se précise. Chaque séquence ne dure jamais plus d’une quinzaine de minutes comme un chapitre de manga prépublié, découpé à la page prêt. C’est un concours de climax, clôturant les sessions d’un « à suivre » et de son résultat de mission. En cela, le jeu n’est pas réellement un récit choral, car il propose peu d’embranchements des trajectoires : chacun emprunte son propre rail parallèle aux autres. Le jeu parle beaucoup mais communique peu ses interrogations d’un personnage à l’autre. Des bulles adolescentes, esprits refermés sur eux-mêmes, tentent d’approcher autrui avec les maladresses de l’interprétation.

13 Sentinels: Aegis Rim (Vanillaware, 2019)
Dernière fantaisie tactique

Nous sommes ainsi positionnés pour scruter un ensemble de vérités qui sont le fruit d’une simulation : le jeu vidéo. Bien extérieur aux histoires, nous n’appartenons pas à ce monde, nous ne pouvons choisir les trajectoires. Si le joueur incarne chacun des protagonistes, c’est pour suivre des injonctions, des microfictions aux thématiques variées où de nombreux clins d’œils nous attendent : slice of life, comédie romantique, magical girl, shônen et yakuza, mecha et kaiju, tout en cherchant aussi du côté de la SF occidentale. Un vrai catalogue d’échantillons dans des décors récurrents, qui se traversent au gré des cloisons imposées. Tour à tour, l’aventure se prête à l’émerveillement  face aux lieux que nous traversons : on s’émeut devant un bâtiment traditionnel et le savoir-faire des charpentiers japonais. Plus loin, on découvre des coutumes et on s’extasie devant des yakisoba pan (des sandwichs aux nouilles et à la poitrine de porc). 

C’est à travers de ces multiples vies que le joueur-spectateur lui aussi goûte virtuellement aux délices, creusant un sillon à travers les époques. Car si la variété des points de vue rend le scénario suffisamment dense, l’horizon du récit se verticalise aussi, avec des voyages dans le temps, des rêves et des souvenirs qui interrompent cette structure déjà hachée. Le jeu porte ainsi cet ensemble dans un cadre sitcom, qui montre peu de décors, mais sous d’autres regards : futur post-apocalyptique-terminator ou passé déchirant sous les feux des bombes américaines. De gauche à droite, c’est le ‘ma‘ qui s’exprime (idéogramme pour intervalle), cette ambiguïté occidentale qui pense la cloison comme une séparation, alors qu’elle est au contraire un espace entre les pleins. Une connexion qui ne nie rien de l’existant – un regard uni sur la forme et la contre forme. Jusque dans le détail de l’intimité des surfaces, c’est à tous les niveaux que se joue ce voyage devenu parcours initiatique.

13 Sentinels: Aegis Rim (Vanillaware, 2019)

La force du jeu, c’est de savoir réussir tout ça : la complexité d’une structure (qui fut, semble-t-il, un casse-tête pour les équipes et particulièrement le directeur George Kamitani), mais en ne négligeant pas non plus le versant action du jeu. Il est d’ailleurs lui-même retranché dans un menu séparé du « mode histoire ».  C’est décidément un jeu sur le compartiment, sur le plaisir d’ouvrir et d’offrir. Le bento-bataille suit également une logique de la ligne, puisque les mechas se déplacent eux aussi en fonction d’une grille. Ici, on prend la ville à corps : les robots pédestres évoluent au gré de l’organisation spatiale des rues et des grands axes, alors que les machines volantes que nous contrôlons font fi des architectures. Les phases de combat se tiennent à distance du choc, de l’action que mène le joueur. Au-dessus de la ville, on aperçoit le terrain à la manière d’une sentinelle. On sent, on capte, on entend comme un sonar. On emploie le son pour projeter une image du combat. La vue du terrain est ainsi tactique, elle n’est pas à première vue émotionnelle. Elle laisse la place aux résonances des voix du groupe qui échangent lors des événements: qui hurlent, se disent « je t’aime » et se mettent à nus dans leurs cockpits. 

Ce choix de représentation revient à abstraire l’idée même de contact, d’empathie envers nos opposants, puisqu’ils sont représentés par des formes géométriques souvent ondulantes mais jamais figuratives. On bouge des balises vers d’autres balises comme dans un touché coulé et avec pour résultat des halos de lumières, des rayons et des feux d’artifices. En Japonais, on utilise le terme de Hana-bi, combinaison de la fleur et du feu, pour signifier la célébration. Et c’est exactement ce qui occupe l’écran pendant ces batailles : des explosions de lumières saturées, des centaines de chiffres, des feux et un nombre d’images par seconde agonisant. C’est évidemment le grand spectacle touristique : les robots géants affrontant les kaijus comme une fête nationale. Ce point crucial de la narration, que l’on découvre dès le début de l’aventure et qui nous accompagne sur l’ensemble du jeu, est aussi celui de l’horizontalité puisque tous les personnages sont ensemble. Nous célébrons la vie, celle des chairs dénudées contre la machine dans une bataille faite de percussions rythmiques et d’un temps figé décisionnel qui ne représente réellement que quelques secondes. Se prolonge alors cet éphémère grand final, pour tenter de faire exister cette réunion d’anciens camarades se remémorant leur vie.

13 Sentinels: Aegis Rim (Vanillaware, 2019)

Peut être que tout jeu vidéo est une histoire de tourisme puisqu’on ne peut l’abstraire de ses conditions de création. Visiter un jeu serait un apprentissage où partout se heurtent nos rapports à l’espace et à nos rites quotidiens. 13 Sentinels ne prend véritablement sens que lorsqu’il est joué par des corps étrangers dans un état mélancolique et passionné. Plus qu’un ouvrage encyclopédique à transmettre, c’est l’intrusion en son sein qui lui permet de prendre cette forme si unique. Peut-être faudrait-il attendre encore un peu, pour s’y replonger après la fin du monde comme dans une relique culturelle. Une bouteille à la mer envoyée à des nations extraterrestres dans l’espoir qu’elle soit saisie. Une plaque de Pioneer endurée, intrigante, comme l’énigme qui constitue l’essence même de nos états nations : un entremêlé de regards, de gestes et de sensations qui donnent naissance à nos humanités et aux avatars que nous léguons aux autres. Jouer à 13 Sentinels a tout d’une cérémonie du retour. C’est une réunion qui célèbre le jeu vidéo japonais et plus largement les récits fictionnels du pays. Peut-être que le Japon que nous connaissons n’existe pas, pour reprendre le titre du roman d’Alberto Torres-Blandina. Que le Japon que nous aimons est une invention, comme le prétend Philippe Pelletier. Une affaire de sens, une simulation orchestrée, un mensonge d’État. 13 Sentinels est un engagement supplémentaire pour nous fédérer à un mythe. Sauvegarder pour les années futures une colonie de faussaires. Autoportrait testamentaire qui ne dépeint pas une vérité scientifique, mais choisit de vivre virtuellement aux travers d’espaces constellés, et tenant captifs une bande d’éternels adolescents, incapables de quitter les uniformes et le carillon de l’école.