Image de couverture :
Alexis Blanchet, Une histoire du jeu vidéo en France. 1960-1991: Des labos aux chambres d’ados, éditions Pix’n Love, 30 euros.
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Alexis Blanchet, Une histoire du jeu vidéo en France. 1960-1991: Des labos aux chambres d’ados, éditions Pix’n Love, 30 euros.
Ce qui frappe tout d’abord, quand on feuillette le dernier livre d’Alexis Blanchet et de Guillaume Montagnon pour la première fois, quand on en découvre le sommaire, la bibliographie, les illustrations, c’est à quel point ce type d’ouvrage est rare, précieux. Combien de véritables essais sur le jeu vidéo – fussent-ils, comme c’est le cas ici, rigoureusement historiques – ont été édités en France ces dernières années ? Bien sûr, de nombreux livres sortent régulièrement, consacrés à un game designer, à une console ou à une licence mythique. En général rédigés par des journalistes, ils sont souvent très bien renseignés, mais ils peinent parfois à se différencier des discours promotionnels et des narrations individuelles que l’industrie crée déjà d’elle-même. Les publications qui relèvent d’une démarche méthodique, dépassionnée, et qui envisagent le jeu vidéo avant tout comme un fait social et culturel complexe, demeurent cependant encore rares. C’est le cas de cette Histoire du jeu vidéo en France, qui procède d’une approche universitaire, au meilleur sens du terme : si l’ouvrage est d’une lecture facile, complètement dénué de jargon et de complications théoriques, en revanche, il expose avec rigueur son projet, détaille minutieusement ses sources, et il ne se départit jamais d’un effort constant pour tendre à une objectivité historique.
Cette histoire, d’ailleurs, quelle est-elle ? C’est tout simplement celle des balbutiements du jeu vidéo français : les auteurs ont effet pris le parti de s’arrêter au début des années 90, quand le secteur du jeu vidéo s’internationalise, et que les particularités nationales s’estompent peu à peu. Un choix judicieux, tant la période précédente, pourtant extrêmement riche, demeurait jusqu’à présent mal connue. La première originalité de l’ouvrage d’Alexis Blanchet et de Guillaume Montagnon, c’est que l’histoire du jeu vidéo qu’il déroule n’est pas celle d’un certain nombre de « grands destins technico-industriels », mais qu’elle met au contraire en avant des acteurs et actrices anonymes, aux profils très divers. C’est donc une histoire décentrée, aussi bien territorialement que sociologiquement, où se croisent chefs d’ateliers de montage, dépanneurs de bornes d’arcade, importateurs et négociants, écrivaines, pédagogues, programmateurs autodidactes et lycéens. Pour beaucoup d’entre eux, ils ont aujourd’hui quitté ce milieu professionnel – certains, les plus précurseurs, commencent aussi à disparaître. D’où l’urgence d’entreprendre un tel travail de recherche, d’autant plus que les archives sont encore très défaillantes concernant la période des années 1970-80.
L’enquête s’ouvre donc sur les premières expérimentations en laboratoire des années 70, à Saclay, à Grenoble : on y découvre des tentatives universitaires, certes plus disparates qu’aux Etat-Unis, mais déjà marquées par quelques spécificités nationales. Pas d’équivalent français de Spacewar! donc, mais déjà la prégnance d’un fort prisme littéraire. En témoignent les tentatives de Paul Braffort, informaticien et membre de l’Oulipo, l’un des premiers à s’intéresser en France aux applications ludiques de l’informatique. Un second chapitre, copieux, est ensuite consacré à « l’automatique » : c’est le nom donné, à l’époque, au commerce des « meubles de jeu » que sont les flippers, billards, jukebox, et bornes d’arcade. Le jeu vidéo, au tournant des années 80, est avant tout une question de distributeurs et d’importateurs : Bussoz SA, Jeutel, René Pierre ou la Socodimex sont autant d’entreprises qui doivent approvisionner les bars et cafés de l’hexagone en titres inédits. Si le jeu vidéo se révèle un marché particulièrement juteux, avec des bornes qui assurent une rentabilité exceptionnelle, la relative pauvreté des softs requiert un turnover permanent. Il faut par ailleurs convaincre des autorités parfois récalcitrantes, face à une activité qui est encore associée aux jeux d’argent, et souvent copieusement taxée.
Si la majorité des titres qui circulent en France sont des plagiats de jeux américains ou japonais, à force de bidouiller les circuits pour changer, ici, une couleur, là, un sprite, quelques ingénieurs plus audacieux ont bientôt l’idée de créer leurs propres titres originaux. Le bagnard, un clone de Donkey Kong qui détient la palme du premier jeu entièrement made in France, est ainsi conceptualisé et commercialisé par Valadon, une société d’électricité industrielle basée à Châlon-sur-Saône. Un jeu innovant pour l’époque, où les ennemis peuvent détecter le joueur à la fois à la vue et à l’ouïe, et qui connaîtra un certain succès à l’international, même s’il est aujourd’hui complètement oublié.
C’est cependant avec le développement de la micro-informatique et l’apparition de machines individuelles, comme l’Apple II, l’Oric ou le ZX Spectrum, que la création française se développe vraiment. Sur ces différents supports, les cartouches de jeu sont rares, onéreuses, et leur utilisation implique de toute façon de maîtriser les rudiments du code. De nombreux amateurs passent alors naturellement à la programmation et créent leurs propres jeux, qu’ils proposent directement aux premières boutiques parisiennes spécialisées. Petit à petit, certaines d’entre elles sautent le pas et entament des activités d’édition. Leur nom évocateur – Ère Informatique, Loriciels, Delphine, Silmarils, Titus, Froggy Software – sont eux aussi à peu près tombés dans l’oubli aujourd’hui. Ils font tous l’objet, dans cette Histoire du jeu vidéo en France, de la même attention que les ténors du genre comme Cryo, Infogrames et Ubisoft.
Petit à petit, la production française devient alors plus foisonnante: on se reportera ainsi à l’excellente liste établie par les équipes de La Playade, qui recense près de 400 titres français pour la seule décennie des années 1980. Parmi cette première génération de créateurs de jeux vidéo – parfois encore lycéens quand ils débutent – on croise quelques noms connus, comme Eric Chahi, Philippe Ulrich ou Muriel Tramis, mais aussi des profils plus originaux, comme le très en verve Yvan Coriat, qui ouvre la première boutique française de cartouche en 1982, Electron, dans les quartiers bourgeois de l’Ouest parisien. Et bien sûr, beaucoup de titres insolites, comme Le mystère de Kikekankoi (1985, Loriciels) ou Même les pommes de terres ont des yeux (1985, Froggy Software). Un dernier chapitre, rédigé en collaboration avec Sébastien Genvo, est d’ailleurs consacré à la cristallisation, au tournant des années 80 et 90, d’une première forme de french touch : les auteurs s’interrogent ainsi sur l’existence ou non d’un style propre au jeu vidéo français. Si aucune réponse définitive n’est apportée à cette question, on découvre malgré tout un jeu d’aventure français qui a ses propres codes – l’humour, les références à la vie quotidienne ou à certains genres comme la bande dessinée et le polar – et ses propres enjeux, liés à une histoire et à un imaginaire hexagonal.
Pour définir ce qui pourrait s’apparenter ou non à un jeu vidéo français, « littéraire » est un adjectif qui revient souvent sous la plume d’Alexis Blanchet et de Guillaume Montagnon. Car il n’est pas seulement question ici de l’imaginaire livresque qui nourrit les premiers jeux vidéo français, mais également d’enjeux économiques. L’une des conclusions de l’enquête que les auteurs ont menée, c’est en effet que l’édition et la distribution de jeux vidéo en France a longtemps fonctionné selon des modalités similaires à celles qui prévalent dans le marché du livre. Des auteurs indépendants et autodidactes démarchent des éditeurs en leur proposant des oeuvres déjà finies, tandis que ces derniers produisent les cartouches, les portent sur différents supports et les distribuent. D’une certaine manière, le jeu vidéo français a donc d’abord été « indépendant », avant que certains éditeurs ne mettent progressivement en place des équipes qui s’occupent entièrement de la production en interne. L’analyse de cette transition, finement menée, est sans aucun doute l’un des apports majeurs de l’ouvrage.
Constitué de plusieurs dizaines d’entretiens, la richesse du matériau qui a nourrit ce travail se révèle dans les annexes placées à la fin du livre. Une trentaine de pages sont réservées à de magnifiques illustrations en couleur, qui donnent vie à cette période qui nous paraît à la fois si lointaine et si familière. Le travail de mise en page et de graphisme réalisé par les éditions Pix’n Love se caractérise également par une sobriété bienvenue. On notera également la présence d’une bibliographie extensive et détaillée, mais surtout, de nombreux tableaux qui compilent des informations qui se révèleront sans aucun doute précieuses pour les futurs chercheurs et chercheuses : ils recensent extensivement les structures professionnelles du secteur du jeu vidéo français, les supports, les périphériques, les ventes. Au total, c’est donc un objet éditorial foisonnant, qui plaira aussi aux simples curieux et aux passionnés : les thèmes abordés sont variés, le style d’écriture est toujours clair, l’approche didactique. Pour les spécialistes, il ne fait aucun doute, comme le rappelle Mathieu Triclot dans sa préface, avec une formule consacrée, « qu’il fera date ».
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