Guillaume Baychelier se penche sur le chef d’oeuvre gothique Bloodborne et analyse son esthétique.
Pénétrer dans l’univers de Bloodborne, c’est accepter de se laisser envelopper par une obscurité sépulcrale. Dès les premières images de son introduction cinématique, le jeu annonce la couleur : bleu nuit. Au son grave et lancinant d’une contrebasse, la caméra entame une descente vertigineuse, des toits acérés de la ville de Yharnam à ses bas-fonds, du bleu nuit au noir abyssal. L’architecture monumentale de la ville baigne dans des ténèbres qui se répandent jusque dans les ruelles étroites et tortueuses, formées par la juxtaposition accidentée des édifices. Diffusant péniblement une lumière blafarde, quelques lanternes tentent de percer une brume dense que seule une lune argentée parvient à dominer.
Dans ce décor nocturne se déroule une chasse dont le principe est exposé à travers la mise à mort de deux créatures monstrueuses. La séquence se termine à la lumière d’une torche perdue dans les profondeurs de catacombes démesurées : le protagoniste y est mené à sa perte, balayé par des ténèbres devenues monstre. La vidéo se termine brutalement. Le menu du jeu apparaît à l’écran. La messe est dite.
Nuit noire
L’univers de Bloodborne est plongé dans une nuit dont on sent, dès les premiers instants passés dans le jeu, qu’elle abrite des forces insensées. Les premières minutes d’exploration de l’espace de jeu se font au prix d’une confrontation douloureuse avec une ville toute entière dédiée à notre perte, conçue dans ses moindres recoins pour que les ténèbres y soient dévorantes.
Dans Bloodborne, le noir n’est pas un simple voile dont la fonction serait d’apporter une teinte nocturne et sinistre aux environnements. La ville au cœur du jeu et tous les environ- nements l’accompagnant sont édifiés à l’aide de cette terre sombre, ce noir devenu matière. Yharnam émerge de cette glaise gorgée du sang des monstres et des suppliciés. La force même de Bloodborne a trait à la singularité de cette couleur dont la dimension symbolique va au-delà de ce qu’en montre habituellement l’imagerie « gothique » et les représentations macabres. Nombre de choix thématiques, iconographiques mais également structuraux du jeu en attestent — jusque dans son game design.
Sur le plan iconographique, Bloodborne semble hériter de toute une esthétique s’apparentant au Romantisme qui s’exprime dans bien des ruines vidéoludiques. Évoquant tour à tour les cathédrales désolées ou majestueuses de Caspar David Friedrich, les paysages cataclysmiques de John Martin ou encore ceux abandonnés et énigmatiques d’Arnold Böcklin, pour ne citer que les références les plus évidentes, l’espace de jeu de Bloodborne semble être un patchwork savant de motifs et de clichés romantiques et symbolistes. Bien d’autres références pourraient encore être évoquées, de Boulanger à Hugo, de Lessing à Carus.
Level après level, on y découvre des paysages hérissés de clochers, de tours de guet, de bâtisses abandonnées, de pignons qu’une faible lumière détoure dans le ciel nocturne. Châteaux en ruines, églises démesurées, villages abandonnés, villas maudites et forêts inhospitalières constituent le terrain de chasse du joueur, qu’il y soit chasseur ou proie. Il s’agit d’en explorer la surface mais également les profondeurs, en cheminant dans une obscurité encore plus dense — de grottes en geôles hypogéennes dignes des Prisons imaginaires de Piranèse. À mesure que l’on traverse ces lieux détruits par le déchainement de forces surhumaines, se dessine le motif d’une nuit éternelle et maudite faite d’un noir impossible à diluer.
S’arrêter sur l’importance de cette couleur peut sembler anecdotique. Il suffirait de constater qu’elle ne constitue qu’une simple toile de fond comme dans tant de jeux vidéo dont l’ambition est de provoquer des frissons angoissés (qu’il s’agisse de jeux horrifiques ou ayant trait à la fantasy). Pourtant, la proposition de Bloodborne va au-delà de cet effet cosmétique sommaire. Ses enjeux vont au-delà d’une simple parenté formelle. À bien y regarder, ce noir est le même que celui qui irrigue en profondeur le roman noir (ou « gothique »), qui fonde la vision romantique et qui infuse jusque dans les hallucinations symbolistes et surréalistes. Elle est cette substance qui transforme la nuit en un vide dont la force est d’aiguiser la sensibilité et d’attaquer la raison comme l’acide ronge le métal. Elle est la couleur qui teinte le Château d’Otrante d’Horace Walpole (1764) ou les souterrains dans lesquels rôde Le Moine de Matthew Gregory Lewis (1796).
Ce noir, invention de l’Europe de la fin du XVIIIe siècle, prend la forme d’une révolte obscure en prise avec la condition humaine, dépassant une simple dialectique de l’ombre et de la lumière. Assombrissement né des questionnements des Lumières sur la liberté, il atteste de l’existence des germes du mal en chaque individu. Moment d’éclipse proposant à chacun de plonger dans sa propre nuit intérieure, cette obscurité violente et excessive n’est pas le résultat d’une mise en scène sophistiquée faisant de l’ombre la matière d’une rhétorique au service d’une posture maniérée.
Ce noir est une substance séminale grâce à laquelle les désirs les plus radicaux peuvent prendre forme. S’y manifeste le « pouvoir d’égarement » de la nuit, s’y déploient les chimères les plus folles. Cette obscurité nocive mais nécessaire est tout ce que le sang corrompu de Bloodborne symbolise : mal transmissible (littéralement par le sang : bloodborne) à la fois poison et remède, corruption à même de régénérer (ce que confirme le game design du jeu à travers l’usage de fioles de sang pour recouvrer la santé et la possibilité de récupérer le sang perdu lors d’un combat en le reprenant à même le corps de son adversaire).
C’est donc dans ce réseau de significations que se tisse le monde de Bloodborne, oscillant entre rêve, cauchemar et réalité nocturne — qu’il paraît pourtant difficile de qualifier ainsi tant elle est nébuleuse. La force de Bloodborne vient de cet élan obscur caractéristique du XVIIIe siècle (auquel l’architecture néo-gothique et les costumes du jeu font directement écho). Bloodborne doit plus à la mécanique implacable des châteaux du roman noir qu’aux élans poétiques et historiques qui motivent le surgissement des cathédrales du Romantisme.
Châteaux noirs pour bêtes sombres
C’est sur ces fondations que s’élève le monde de Bloodborne et se trace un récit dont le ressort est de laisser l’univers du jeu le porter. Digne héritier des « Souls » (Demon’s Souls, Dark Souls), Bloodborne possède une trame scénaristique dont la particularité est d’être tout à la fois très mince et très dense.
Il s’agit d’être attentif à de brefs dialogues ponctuant les quelques scènes cinématiques du jeu et de s’attarder sur les descriptions présentes dans différents menus du jeu. Ainsi, le joueur pourra essayer de comprendre ce que le chasseur qu’il dirige cherche à Yharnam : quel mal ronge les habitants de la ville, comment la folie s’empare d’eux et les transforme en créatures dont la bestialité va crescendo, à mesure qu’il s’enfonce dans ces espaces crépusculaires.
Pourtant, comme dans les précédentes créations du studio japonais, l’univers du jeu fait preuve d’une densité exemplaire. Malgré une narration en pointillés presque exclusivement environnementale, le monde de Bloodborne est particulièrement riche. Mais pour prendre la mesure de cet univers hermétique, il s’agit de procéder à une observation méticuleuse. Passés maîtres dans l’art du panorama, les level designers de From Software excellent dans la création de points de vue saisissants permettant d’avoir une vision globale de l’espace de jeu, dévoilant à la fois le chemin à parcourir et l’agencement des environnements. Ainsi, la construction symbolique des espaces est également mise en lumière. L’observation de la structure des niveaux permet de saisir, par touches, les enjeux du récit, qui prennent forme à travers l’architecture et la géographie des lieux.
Comme dans le roman noir, l’espace architectural est d’abord locus in fabula : lieu faisant le récit. Il est un dispositif entière- ment dédié à la construction d’un récit à même de mobiliser puissamment les émotions. À l’instar du héros « gothique », le personnage du jeu y est la force motrice d’une machinerie qui entraîne le joueur dans une spirale involutive, vers un vide toujours plus présent. À la fois terrain de jeu et terrain imaginaire, l’espace, par son agencement, porte le récit et l’intention même du jeu. Son aspect labyrinthique, sa structu- ration fracturée, l’obscurité qui l’emplit, constituent les rouages d’un mécanisme que l’avancée du joueur permet de mettre en marche, par friction, à mesure qu’il résiste aux monstres rencontrés.
Si le level design peut s’apparenter à une véritable horlogerie, faisant de chaque espace une arène ou une cellule dont l’emplacement, la forme et éventuellement la modularité sont minutieusement calculés, il implique d’y jouer un jeu répon- dant aux mêmes exigences de précision. Chaque combat est l’occasion de saisir un peu plus la mécanique redoutable à l’œuvre. Le portrait dressé jusque ici pourrait faire passer Bloodborne pour un jeu d’horreur, voire un survival horror, tant il partage avec ce genre un patrimoine thématique et formel parfaitement identifiable.
Nuit, monstres et sang constituent la langue commune aux productions horrifiques. Mais ce serait sans compter avec les spécificités de son gameplay. Bloodborne est avant tout un jeu de bretteur. Le placement du personnage joueur, la rythmique de ses déplacements, la cadence de ses attaques y sont primordiaux. Gardes, esquives et contres doivent être maîtrisés et employés au rythme d’une partition qu’il s’agit de ne pas oublier, au risque de se faire très vite dominer par ses adversaires. Le gameplay de Bloodborne repose sur cette exigence.
Chaque type de créature propose une rythmique distincte qui implique de rester sur ses gardes et d’adapter son comportement. La vivacité des attaques, les ouvertures dans les gardes, diffèrent selon que l’on fait face à un chien, un géant ou une sorcière. Tant que ces motifs (patterns) ne sont pas assimilés, chaque pas se fait dans l’appréhension d’une nouvelle rencontre et avec le désir vif d’enfin sauver sa progression. Cette exigence de précision est redoublée lors des combats de bosses qui entravent l’accès aux différentes zones de jeu. Comme dans la série des Dark Souls, les bosses sont essentiels à l’expérience de jeu. Cette dernière repose en partie sur l’âpreté et la puissance évocatrice de ces confrontations majeures. Ces dernières sont particulièrement marquantes et constituent des épreuves à part entière dont la singularité est tout à la fois liée à la technicité des combats et à l’apparence hors-norme de ces créatures.
Chaque combat demande au joueur d’étudier les mouvements de ses adversaires, de recenser ses différentes attaques, de repérer ses faiblesses et d’apprendre à les exploiter. Enfin, il s’agit de comprendre la conformation de chaque créature. Le design des monstres de Bloodborne est particulièrement intriguant. Quelques créatures sont humanoïdes, (Gascoigne, Gehrman ou Micolash) mais le jeu regorge de monstres dont l’apparence est déroutante.
On y rencontre des créatures bestiales dont le corps décharné et désarticulé est recouvert d’une fourrure disparate et tentaculaire (Bête cléricale ou Vicaire Amélia) — participant à une esthétique du lambeau, de la guenille plus que du fragment, caractéristique du design du jeu. D’autres monstres, plus saisissants encore, se présentent sous la forme d’agglomérats de membres, tels Amygdala ou Celui qui Renaquit. Ils sont la manifestation d’une obscurité déraisonnable présente à même leur corps. On retrouve à travers cette iconographie monstrueuse l’idée d’un corps ouvert, modulaire et sécable, qui traverse les représentations vidéoludiques horrifiques. Enfin, Bloodborne propose de se confronter à ses « Grands Anciens », des créatures célestes dont l’apparence méduséenne évoque à n’en pas douter l’œuvre de l’écrivain H. P. Lovecraft, à l’instar d’Ebrietas, Fille du cosmos — monstre gigantesque à mi-chemin entre un amas d’organes et une créature des profondeurs marines.
Excessifs, ces bosses semblent cristalliser toute la démesure de ce jeu — démesure que la musique rend encore plus perceptible par le déluge de chœurs et de cordes explosant à chaque boss fight, par contraste avec le silence pesant de la plupart des autres séquences.
Le lien entre ces représentations est leur capacité à saisir. Tout comme dans le roman noir, l’expérience offerte par Bloodborne repose sur l’exacerbation des sensations. La confrontation avec ces ennemis invite avant tout à éprouver leur présence. Le mutisme caractéristique du jeu fait pleinement sens : à l’arrivée du joueur dans une arène, une scène cinématique très courte se déclenche, le monstre se présente et le combat commence. Tout comme dans les « Souls », From Software privilégie la sobriété d’une mise en présence dont la force est liée à l’impact visuel (et auditif) de l’apparition de bosses — une véritable épiphanie — dont le joueur mesure, à l’aune de leur stature excessive, la puissance démesurée. Le studio refuse tout bavardage et assume la dimension cryptique de Bloodborne : pas de texte, ni même de paratexte (si ce n’est le nom et la « barre de vie » du monstre), l’échange entre le joueur et les bosses se fait à travers leur présence nue, effrayante et obsédante. Révélant l’indicible, cette présence se substitue à tout discours, plongeant le joueur dans une nuit aphone — à défaut d’être silencieuse.
C’est l’élan du sublime, tel que le philosophe Edmund Burke le formule au XVIIIe siècle, qui saisit le joueur lors de ces rencontres, ce ravissement (« delight ») horrifié qui désigne un plaisir qui ne peut exister sans une relation à la douleur et à la sensation de son éloignement. Cette vive émotion d’horreur, essentielle à l’expérience du roman noir, fonde toute une esthétique de l’excès. Elle invite au déploiement de tout ce qui peut déborder l’imagination et confronter à cet affect complexe où s’affrontent positivité et négativité. La surpuissance de ces monstres, leur majesté comme leur capacité à incarner la nuit dans toute son insaisissabilité, concourent à en faire des figures convoquant la force du sublime qui se fonde à la fois sur l’iconographie et le game design qui leur est associé. Ce déchainement prodigieux et confus de formes donne chair à l’horreur vertigineuse de Yharnam. Il en est le suc.
Folie noire
Ce débordement obscur prend également la forme d’une folie latente qui semble condamner tout l’univers de Bloodborne. Les figures religieuses présentées dans le jeu aident à saisir cet effondrement moral et psychique sur le plan de la narration et de l’iconographie. Qu’il s’agisse de l’Église du Remède, du Martyr Logarius ou encore des Serviteurs de l’Église, les occurrences renvoyant à l’idée d’un clergé dévoyé et à des pratiques sectaires terrifiantes sont innombrables. On retrouve ici, encore une fois, un motif important du roman noir (évoquant Le Moine de Lewis ou Vathek de William Beckford).
Cultes et croyances sont renvoyés à une représentation absolument négative de ces élans collectifs. Ils forment un motif qui se conjugue presque naturellement avec celui de la folie. Cette démence ronge presque toute la population de Yharnam et teinte jusqu’à son architecture, contribuant à faire de cet espace un « paysage noir » — moins épique que pathologique. Ce paysage de cauchemar amalgamant dans un même appareil espace, architecture et antagonistes, se dresse pour mettre le héros face à sa propre violence. Le voilà seul, face à sa nuit intérieure.
Ce paysage est également là pour confronter le joueur à la tentation du débordement et de l’excès qui est la signature même du jeu. C’est au fantasme de l’hybris qu’expose le jeu, à cet abandon à l’orgueil qui était une faute majeure dans l’antiquité grecque et à laquelle les monstres donnaient corps. Pareils aux Titans, condamnés à errer dans le Tartare pour avoir osé provoquer les Olympiens, les bosses de Bloodborne incarnent la violence et la démesure qui menacent toute figure de pouvoir. Débordées par leur propre corps, ces créatures lunatiques sont hors de contrôle. Animées par une folie meurtrière qui les fait se mouvoir de manière heurtée, elles s’abandonnent à la nuit (à l’instar de Ludwig, dont la mise à mort est finalement un retour à la clarté).
Face à lui-même, dans une obscurité dont la fonction première est l’isolement, c’est aux mêmes penchants que Bloodborne semble pousser le joueur. Comme dans nombre de jeux de rôle, le personnage joueur voit ses capacités augmenter à mesure de la progression de l’aventure. Le système de jeu repose pour partie sur la gestion de statistiques dont la compréhension est nécessaire afin de développer un personnage correspondant à des styles de jeux distincts. Ainsi, le jeu donne l’illusion que l’aventure va être facilitée. Mais ce n’est que partiellement vrai. À l’inverse de nombreux jeux vidéo, même à un stade avancé, le joueur n’est jamais surpuissant.
En raison de ses mécaniques de contre, des latences imposées entre les coups et de l’épuisement rapide de l’endurance des chasseurs, Bloodborne sait offrir des retournements fulgurants dans les combats. Chaque erreur, chaque coup en trop peut conduire à l’échec. Même avec des ennemis faibles, le joueur doit se garder de tout triomphalisme, au risque de se faire sèchement rappeler à l’ordre. Les combats de boss en sont la preuve la plus flagrante : tout excès de confiance conduit à un échec cuisant. La tentation de l’hybris y est fatale. Il s’agit donc d’y résister.
La force de Bloodborne, à l’instar du roman noir agissant en profondeur sur son lecteur, résulte de sa capacité à devenir le terrain d’une exploration dont le véritable objet est le joueur lui-même. Ici, tout est question de maîtrise et d’apprentissage, de refus de la précipitation et, au final, d’hybris. La « mécanique noire » mise en place dans le jeu, à l’aide de ses nombreux rouages, permet d’isoler le joueur face à un vide dont la domination dépend de sa capacité à résister à l’illusion de la toute-puissance. Suivant la tradition initiatique du roman noir, c’est face à sa propre condition que le joueur est placé lors de son parcours. C’est la possibilité du surgissement du mal qui est questionnée. Mais ce n’est pas en faisant appel à la raison que se joue cette prise de recul. Elle ne peut survenir que dans la confrontation à la violence intérieure, l’acceptation de l’obscurité, l’engloutissement dans la nuit.
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