Réalité virtuelle, le double et son théâtre
par Clémentine Schmidt et HIPS
Réalité virtuelle, le double et son t...
par Clémentine Schmidt et HIPS

Réalité virtuelle, le double et son théâtre

par Clémentine Schmidt et HIPS
le 9 novembre 2021



Wings of Desire, a performance made for two and their audience, 2019, HIPS (Josse vessies & Clémentine Schmidt). Crédit photo: Ergao Dance
Clémentine Schmidt et son collectif HIPS tentent de définir les contours d'une expérience optimale de la réalité virtuelle.

À la différence de la réalité augmentée, qui se superpose à notre réalité sensorielle, la Réalité Virtuelle, avec son masque, coupe l’utilisateur du monde physique pour l’immerger dans des environnements virtuels. Le corps devient alors le principal intermédiaire, outil de déplacement et de découverte de ces nouveaux contextes visuels et interactifs. Il se transforme en espace transfrontalier à cheval entre le réel et le virtuel, terrain d’échange de perception, de sensations et d’intensité. Dans cette expérience VR, nous mobilisons ce que nous sommes dans notre plus profonde intuition ; tout comme cette expérience laisse possiblement une empreinte sur nous. Se pose alors la question de la nature de ce corps dans et en dehors de l’expérimentation de ces nouvelles formes de narrations virtuelles.

To be or not to be

L’immersion décrit ce que nous ressentons quand nous sommes submergés par un ensemble d’impressions sensorielles. Cette volonté de submerger l’autre, de le plonger dans un autre environnement à travers divers stimuli (visuel – sonore – audiovisuel – olfactif – thermique – tactile) est peut-être ce qui lie l’ensemble des artistes, toutes époques et tous médiums confondus. Le peintre souhaite nous faire rentrer dans son tableau au risque de nous faire devenir le tableau lui-même, tel Dorian Gray. L’architecte nous confronte à la petitesse de notre être face à la grandeur des bâtiments construits, et joue des atmosphères pour évoquer diverses réactions. L’immersion, c’est donc tout d’abord faire appel au corps et aux sens afin de provoquer une autre sorte de présence.

La réalité virtuelle, elle, nous place ailleurs à travers un dispositif sensoriel audiovisuel. Nous rentrons dans l’image. Le corps se transpose et se transforme dans ses possibilités d’action et d’interaction et nous relie à d’autres mondes, mêlant ainsi les différentes réalités qui nous animent. Nous devenons alors faussement absents ou doublement présents, comme dans la série Charmed, lorsque Prue, une des protagonistes, baisse la tête et ferme les yeux pour utiliser son pouvoir de projection astrale et se rendre dans un ailleurs. C’est notre propre représentation du monde qui disparaît pour accroître notre sensation de présence dans un contexte audiovisuel autre. 

Meta-Movement-Land, performance VR, 2021, HIPS, produit par le Stimuleringsfonds, Makers huis Tilburg, Nieuwe Worst Tilburg. Crédit photo: Donghwan Kam

À l’instar du cinéma et de nombreuses autres disciplines, la réalité virtuelle fait usage du langage de l’image pour reconsidérer nos perspectives sur le monde. Elle retire la notion de cadre et met alors le corps du spectateur en mouvement. Les possibilités d’intensité propres à chacun sont renouvelées et notre réalité physique remise en question. À travers notre présence dans l’image et sa possible narration, nous apprenons à sentir ce qui rend la réalité réelle. Nous apprenons à apprécier ce que le mouvement du corps procure. L’usage du corps dans ces environnements numériques nous pousse à une exploration de notre condition humaine. Nous sommes amenés à ressentir notre conscience dans sa forme la plus pure. Regarder devient visiter. Voir devient expérimenter. Il ne s’agit plus de se concentrer sur un seul sens, mais sur un ensemble multisensoriel. 

Lorsqu’elle est bien réalisée, la réalité virtuelle peut nous permettre inconsciemment de développer nos existences physiques, et donc notre pensée à leur propos. Cette notion d’échange est un des points majeurs développés par Jaron Lanier dans son ouvrage Dawn of the new everything. Ce corps transfrontalier est une idée particulièrement intéressante, car elle démontre l’influence que ces expériences peuvent avoir sur nos sens et sur nos mémoires, reformulant l’importance des mouvements et des interactions pour la cognition humaine. Nous sommes ainsi confrontés à la démarcation, toute relative, entre le réel et le virtuel. Pourtant, de nombreuses expériences virtuelles se limitent encore à considérer le médium comme un simple écran circulaire posé sur la tête. Celles-ci délaissent l’importance des mouvements du corps dans l’expérience du joueur ou réduisent les possibilités narratives offertes par le casque.

Corporéalités miroir

Au-delà du corps intérieur, qui se situe dans l’expérience, il y a également le corps extérieur. Vu du dehors, il ne reste de l’utilisateur qu’un corps mis en espace, coupé du pourquoi de ses interactions et mis en mouvement. Peut-être un corps mis en scène ? Peut-être la réalité virtuelle aurait-elle ça de magique de créer un double de l’utilisateur, un performeur de la réalité pourtant inconscient de ses faits et gestes dans son espace d’origine ?

Le corps dit des choses que nous ne comprenons pas de prime abord. C’est le support sans mots de nos intensités. Des intensités autoproduites, qui circulent et qui se déversent dans les espaces, et qui, lorsque bien agencées, nous laissent voir nos révoltes possibles. Car c’est bien ce qui est en jeu dans le théâtre, la danse, la performance ou dans le cinéma : il s’agit en premier lieu de mettre le corps dans l’espace, de le positionner par rapport au vide, à la lumière, au temps, au décor, au son et de le faire bouger. Après seulement, vient le langage propre à chacune de ces disciplines. On peut alors se demander si la réalité virtuelle ne bénéficierait pas de l’apport de la chorégraphie, du théâtre et de la performance ; disciplines qui impliquent le corps dans l’espace, sa mise en mouvement, son expression, sa représentation et son pouvoir narratif. 

« Pour qui a oublié le pouvoir communicatif et le mimétisme magique d’un geste, le théâtre peut le lui réapprendre, parce qu’un geste porte avec lui sa force, et qu’il y a tout de même des êtres humains au théâtre pour manifester la force du geste que l’on fait », écrit Antonin Artaud dans Le théâtre et son double.

Le chorégraphe ou le metteur en scène cherche de nouvelles associations de mouvements pour générer une autre forme de communication visant à provoquer des émotions chez les acteurs, et qui sera transmise chez les spectateurs. Comme l’insinue Antonin Artaud ci-dessus, les mouvements du corps sont un instrument de passation par lequel les intensités virevoltent de corps en corps. Ces mouvements forment un dispositif utilisé depuis la nuit des temps, qu’il s’agisse de religion, de chamanisme, d’apprentissage, de performance, de théâtre, de cinéma ou de danse. Le geste pensé, travaillé et répété du théâtre ou de la danse diffère – c’est certain – du geste induit, libre mais généré par l’expérience VR. Pourtant, vu de l’extérieur, l’utilisateur est un corps qui s’anime, qui fait des gestes qui s’articulent sans but apparent mais qui pour autant retentissent dans tout son organisme comme une vibration, comme une force. 

Aussi Artaud dit-il quelque chose de particulièrement exaltant que l’on retrouve à présent dans les sciences cognitives et dans la théorie de l’embodiment, (comme l’atteste l’approche cognitivo-comportementale de Maryvonne Leclère dans son Étude de cas en psychologie clinique) : « Je propose d’en revenir au théâtre à cette idée élémentaire magique (…) qui consiste pour obtenir la guérison d’un malade à lui faire prendre l’attitude extérieure de l’état auquel on voudrait le ramener » (Antonin Artaud, Le théâtre et son double). La théorie de l’embodiment est un courant théorique de la psychologie cognitive développé depuis une trentaine d’années. Il s’agit d’un concept qui replace le corps et ses actions au cœur des phénomènes cognitifs tels que la perception, les sentiments, les émotions, le langage, la mémoire… L’esprit n’est plus considéré de façon isolée, mais de fait, comme incarné et situé dans un environnement naturel, culturel ou social. 

Wings of Desire, a performance made for two and their audience, 2019, HIPS, Milan Italie. Crédit photo: Josse Vessies & Clémentine Schmidt

La frontière qui existait auparavant entre le corps, l’âme et l’esprit et qui dominait majoritairement dans les imaginaires et les représentations de ce que nous sommes, apparaît aujourd’hui obsolète. Notre compréhension de ce lien particulier qui existe entre sensation, cognition, mouvement et interaction corporelle s’améliore au fur et à mesure des recherches scientifiques. Il apparaît que nous sommes donc un ensemble dont les sens influent sur les perceptions, psychologies et réactions corporelles. Et vice-versa. Les gestes ont donc un impact sur le ressenti de l’expérience, mais aussi sur notre psyché. Dès lors, la question de la gestuelle et de l’attitude au sein de la narration de l’expérience VR prend une importance toute particulière. Il serait alors intéressant de travailler sur les expériences virtuelles et interactives avec des chorégraphes, des metteurs en scène et/ou des danseurs. Ces passionnés du corps, de sa communication et de sa poésie sous-jacente ont de nombreuses choses à dire qui peuvent approfondir les façons d’écrire et de construire une expérience de réalité virtuelle. Il serait possible d’assigner aux interactions virtuelles des mouvements convoquant alors, émotionnellement ou visuellement, de nouvelles formes qui se répercuteraient sur les corps des spectateurs.

Certaines expériences de réalité virtuelle cachent pourtant l’utilisateur dans des sortes de cabines ou derrière des rideaux, comme si se mouvoir était honteux ou ridicule. Donner la possibilité de voir ce corps qui bouge est pourtant nécessaire. Car c’est ce corps ondulant inconnu et masqué qui nous engage à une autre forme de partage et d’empathie, qui nous transmet ses propres vibrations et qui nous ramène à ce que nous ne voyons peut-être plus, qui nous rappelle la beauté du vivant et à son mouvement. C’est ce corps toujours qui, par la curiosité qu’il engendre, peut faire de la VR une expérience collective et non purement individuelle. 

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Seulement, ne pas cacher est une chose. Donner à voir en est une autre. Cela demande de ne pas se contenter du casque. Cela demande de penser et de scénographier cet environnement immersif. Le rapprochement existant entre l’idée que se fait Antonin Artaud du théâtre, qu’il nomme réalité virtuelle, et la réalité virtuelle est assez surprenant. La volonté de l’auteur de nous faire revenir à l’organique et à nos puissantes intensités, son souhait de placer le spectateur au centre du spectacle et du décor, son désir de sonorité constante et l’importance qu’il donne à la mise en scène sont autant de similitudes étranges qu’entretiennent le médium théâtre et la VR. Si le théâtre double la vie, la vie, désormais, se dédouble au travers des médias virtuels et autres écrans, dans un effet Droste constant qui se retrouve aussi, d’une certaine façon, dans le théâtre contemporain. Peut-être sont-ils mutuellement une continuité possible de la vie. Après tout, si le joueur ou l’utilisateur devient acteur, il est alors nécessaire de penser à la mise en scène de son corps, qu’il s’agisse du réel comme du virtuel, tel un comédien au sein d’une narration globale.

Embodied in the ground of otherness, performance VR, 2019, HIPS, pour le Fëy Arts festival curaté par Chloé Royer. Credits photo: Romain Darnaud
Liaisons dangereuses

Inviter différentes disciplines à se mélanger pour créer une expérience permet aussi d’encourager une diversité des productions. Chaque association peut ajouter sa propre complexité créative au projet. Cette complexité apporte une pluralité indispensable pour montrer aux spectateurs et aux utilisateurs, les différentes possibilités de fabrication et ainsi éduquer l’œil et comprendre les rouages de ce nouveau média. 

Nous avons été alertés sur les dangers et les risques de manipulation de l’image en mouvement, entre autres grâce aux films et à l’essai de Peter Watkins, Media Crisis. On peut facilement remarquer, dans le domaine télévisuel, l’attachement qu’ont les médias mainstream à nous montrer une forme unique, à savoir un montage rapide au rythme bref. Cette monoforme efface chaque jour un peu plus les autres possibilités de montage, de rythme et donc de points de vue. Et elle nous fait oublier comment l’outil fonctionne pour ne garder en mémoire que la seule perspective véhiculée apparaissant alors comme vérité par défaut. Or, l’absence de connaissance d’un outil reste le meilleur moyen d’exposer l’audience à d’éventuelles manipulations. Ne pas travailler le décor réel, la mise en espace de l’expérience et ne pas inclure la puissance des interactions dans la narration, c’est ignorer la relation du corps et de ces mouvements avec le média en question. C’est passer outre son potentiel véritable, restreindre ses possibilités et dissimuler son influence sur l’utilisateur. 

Créer une mise en scène dans le réel et montrer le corps lors d’une expérience de VR, c’est justement dévoiler où peut être le danger. La répétition de gestes dans la réalité virtuelle affecte en effet certainement la mémoire du corps sans qu’on n’en connaisse l’impact véritable. Utilisée à des fins perverses, c’est une menace. Prenons l’exemple d’un jeu qui reproduirait avec réalisme la préparation et la maintenance de fusils d’assaut. Le jeu permettrait au joueur de se familiariser avec une gestuelle qui lui aurait été plus difficile d’apprendre auparavant. Ainsi, on est en droit de se questionner sur les raisons pour lesquelles certaines gestuelles seraient incitées par l’expérience VR. Il suffit de lire l’analyse de Jean-Louis Comolli sur les vidéos de propagande YouTube dans son livre Daesh, le cinéma et la mort, pour comprendre que les outils audiovisuels sont rapidement ingérés, compris, copiés et amplifiés à des fins de propagande, qu’elle soit commerciale, abrutissante, politique ou meurtrière. 

Entre les possibles réappropriations des langages audiovisuels et la force encore insoupçonnée de la mémoire corporelle, il est bon de se demander si l’impact et donc le danger de la réalité virtuelle ne serait pas encore plus important que celui des images cadrées. Ce danger demande alors d’appréhender son langage afin de pouvoir le partager avec différentes générations et de réfléchir à l’éthique que nous souhaitons développer. Aussi, accepter de questionner des notions qui nous paraissent évidentes en faisant des allers-retours entre nos sensations réelles physiques, nos comportements et la virtualité de l’outil fait partie des étapes indispensables à la compréhension du médium. 

Wings of Desire, a performance made for two and their audience, 2019, HIPS, pour l’exposition de MORPH.love. Crédit photo: Ergao Dance
Responsabilités partagées 

Réalité virtuelle et réalité physique sont souvent mises en opposition, avec la peur profonde que la première prenne le pas sur la seconde. Nous pensons, au contraire, qu’elles doivent être complémentaires. Il est, en effet, possible de donner à voir la frontière entre le réel et le virtuel non pas de manière conflictuelle, mais comme une altérité possible, comme une autre forme de distanciation qui nous permet de mieux comprendre ce qui constitue le monde tel que nous le sentons et le percevons. Il s’agit alors d’explorer cette coupure entre le réel et le virtuel, et de créer des narrations sur plusieurs réalités, à savoir des trans-réalités. Cette opposition n’aura alors plus lieu d’être. Il n’y aura plus d’intérêt à ne figurer que dans le monde virtuel, car cela limitera l’expérience complète de la narration. C’est ce qui a fait la force de l’expérience Carne y Arena d’Alejandro Inarritu. L’expérience commence bien avant le casque VR, en l’occurrence par une pièce froide, éclairée à la lumière blanche dans laquelle le spectateur/utilisateur attend son tour. La température joue un rôle extrêmement important sur l’atmosphère, sur le corps et donc sur l’état d’esprit du spectateur. La froideur laisse penser que nous ne sommes pas les bienvenus et nous prépare à ce que nous allons voir dans le casque. La fin de l’expérience VR ne signait pas non plus la fin de l’expérience narrative. Celle-ci se terminait par un long couloir orné de portraits vidéo documentaires qui retraçaient la vie des personnes que nous venions tout juste de croiser dans le monde virtuel. Se créait alors une passerelle narrative, finalement plus puissante que le questionnement opposant réel/ virtuel.

La nature immersive de la réalité virtuelle ne doit donc pas se limiter aux images à 360 degrés.  Les dispositifs de mise en scène d’expériences se limitent pourtant encore trop souvent à mimer des dispositifs de projection cinématographique. Lors de la Biennale de Venise VR au Eye-Museum à Amsterdam, par exemple, l’immersion physique précédant le casque se limitait à l’action de s’asseoir sur un fauteuil. Cette ouverture sur d’autres mondes sensoriels et cognitifs ne doit pas se réduire à ne mettre qu’un casque sur la tête. Il est nécessaire que les expériences commencent bien avant d’interagir avec les dispositifs VR. Ces expériences doivent exploiter l’espace physique et les possibilités sensorielles et immersives qui existaient déjà bien avant cette technologie, appelant de nombreuses disciplines à s’entremêler : architecture, scénographie, game design, sound design, cinématographie, mise en scène, performance mais aussi sciences de la psychologie, de l’informatique, de la cognition. C’est cette réunion de disciplines variées au profit d’une expérience qui, en fin de compte, doit rapprocher la VR du cinéma.

Cette quête de compréhension du médium et de ses mises en scène est un travail que vont devoir fournir et prendre en compte les artistes mais surtout les institutions, les producteurs et les festivals. Car ce sont eux – par leur pouvoir de curation et de valorisation de projets – qui vont tracer le sillon de l’histoire de ce médium et de son utilisation. Ce sont eux qui vont, consciemment ou non, formater une certaine approche chez les auteurs. La réalité virtuelle est un rêve éveillé et la synecdoque technologique de notre modernité. Mais elle est avant tout une héritière des arts vivants, performatifs et visuels, ouvrant, eux aussi, vers d’autres mondes pour une meilleure compréhension du nôtre et de nos corps. La réalité virtuelle est un art total, transfrontalier, trans-réel et transdisciplinaire issu de multiples héritages qui lui serait bon de ne pas renier.

Clémentine Schmidt et le collectif HIPS