Les fausses bandes sonores de jeu vidéo
par Angelo Careri
Les fausses bandes sonores de jeu vidéo
par Angelo Careri

Les fausses bandes sonores de jeu vidéo

par Angelo Careri
le 21 juin 2021



Pochette "Plume Valley", Windows96.
A-t-on vraiment besoin du support d’un jeu pour en faire la bande originale ?

Au sein de la scène vaporwave, on assiste ces dernières années à la démultiplication de fausses bandes sonores de jeu vidéo. Ce qui soulève la question de savoir si on a vraiment besoin du support d’un jeu pour faire de la musique de jeu vidéo. C’est quoi au juste, d’ailleurs, de la « musique de jeu vidéo » ?

Le musicien s’appelle Equip, en référence à la mécanique du stuff inhérente aux jeux de rôle, et la pochette de l’album reprend les codes esthétiques – prolifération de logos et tranche sur le côté gauche – propres aux jaquettes de jeux vidéo japonais des années 90. Les pistes s’appellent « New Game », « Battle Theme » ou « World Map ». Sur YouTube et Bandcamp, Synthetic Core 88 est aussi accompagné d’un synopsis : « Une jeune fille appelée Flora, originaire d’un passé lointain, se réveille dans sa maison réduite en cendres et en ruines. Elle doit désormais s’aventurer dans cet univers à la fois inconnu et familier pour survivre. En route, elle se fera des amis étranges, combattra des ennemis et conduira d’incroyables vaisseaux dans sa quête pour sauver la planète de son inévitable destruction. Qu’est-ce qui l’attendra à la fin de ce voyage dystopique ? »

Synthetic Core 88, en plus d’un résumé aguicheur et des différentes déclinaisons du portrait de son héroïne, évoque aussi des lieux (“Ivory Steam Submarine », « Azure Grotto Of The Sleeping Steel Giant ») ou des épisodes (« Final Encounter » qui renvoie, on imagine, à un boss de fin). Les sonorités des synthétiseurs font écho à ces références très marquées : prélude tout en arpèges et pizzicati, thème martial accompagné de sons MIDI désuets, ou l’inévitable fanfare pour célébrer la fin d’un combat victorieux. La coïncidence avec les codes propres au RPG japonais, à l’heure de son âge d’or sur la Super Nintendo et la Playstation, est parfaite. 

Pourtant, même s’il arbore fièrement la mention « Original Soundtrack » sur sa pochette, Synthetic Core 88 n’est pas une bande originale, et le jeu auquel il se réfère n’existe pas. 

Le procédé, banal, est vieux comme le monde. Il consiste à évoquer une oeuvre fictionnelle par le simple code du packaging. Une pratique qui se cristallise depuis les années 80, au fur et à mesure que l’objet de consommation devient le réceptacle de fantasmes narratifs. Fausses affiches de film, fausses couvertures de livre, etc. pullulent, et ce d’autant plus depuis que des outils comme Photoshop se sont démocratisés. 

Musique zombie

Dans un cas comme celui-ci, cependant, il ne s’agit pas seulement de la célébration du jeu vidéo rétro japonais, devenu un objet pop mondialisé comme un autre. Car en l’occurrence, ici, même s’il ne s’agit pas d’une « vraie » bande son, il s’agit bien d’un véritable album et de véritables notes. Autrement dit, d’une proposition musicale qui, toutefois, a choisi de se référer presque exclusivement à un autre médium. Là aussi, rien de surprenant, tant l’association entre jeu vidéo et musique électronique a toujours paru évidente. Parce que les premières consoles et les synthétiseurs qui leur étaient contemporains utilisaient le même genre de puces électroniques, on a d’ailleurs créé le terme de chiptune pour désigner la « fausse » musique de jeu vidéo. 

Mais ce qui est intéressant dans le cas de Synthetic Core 88, ce n’est pas tant la référence à certains traits iconiques du jeu vidéo, que l’idée de créer des pistes pour habiter des lieux virtuels qui n’existent même pas. La musique est une matière invisible, par conséquent le rapport qu’elle entretient avec l’espace et le vide soulève toujours des questions passionnantes et relativement complexes.

Richard Mèmeteau, dans son article « La bande-son zombie des jeux vidéo », publié dans l’excellente revue Audimat, semblait d’ailleurs regretter que, depuis sa fonction première visant à habiller des niveaux, la chiptune ait viré à une forme de célébration un peu vaine d’un passé technologique révolu. À cette époque, il est vrai que le côté rudimentaire des pixels et des waveforms se mariait vraiment. Son constat avait d’ailleurs le mérite de souligner un point important : bien que la complexité des jeux actuels force à nuancer une telle affirmation, il est vrai que dans la majorité des cas, les thèmes de jeu vidéo sont avant tout là pour « habiller » un espace que le joueur est amené à parcourir et à re-parcourir. 

Si on y réfléchit bien, en pratique, le fait qu’une piste précise tourne en boucle dans un lieu est assez rare, en dehors de certains cas de torture (voir Lili Marleen de Fassbinder) ou d’hommages plus ou moins douteux (récemment on a installé des enceintes qui retransmettent Africa de Toto à l’infini dans le Sahara). Depuis que l’heure est à la multiplication, dans les centres d’art, des installations, c’est désormais aussi chose courante dans le monde muséal. Des cas qui semblent pourtant dérisoires par rapport au puissant facteur d’identification émotionnelle que provoque, pour le joueur, les thèmes qui accompagnent les niveaux, villages ou autres donjons iconiques d’un jeu.

Habiller un espace

Il existe sans doute plusieurs raisons à cela. L’interactivité du médium favorise l’impression que les parties sont des « tranches de vie », ce qui explique sans doute que l’émotion qui est la plus souvent convoquée dans les commentaires est la nostalgie. Mais il y a aussi peut-être le fait que musique et jeu vidéo ont tendance à produire des super-lieux : des espaces avant tout mentaux dont la capacité à s’auto-régénérer et à se démultiplier semblent presque infinis.

Ainsi, le village côtier de Balamb, dans Final Fantasy VIII, même s’il se présente sous la forme d’un espace en apparence clos, où la déambulation et les actions possibles sont limitées, constitue en lui-même une véritable chambre d’écho. Un lieu, qui avec le thème qui lui est associé, fonctionne comme une madeleine de Proust, et dont l’irréalité même (pas de cycle jour/nuit ou de météo : on est en 1999) augmente son pouvoir de diffraction.

Figés dans le temps, immobiles et se répétant à l’infini, lieu et thème deviennent, à un niveau psychologique, obsession. C’est pour reproduire cet état émotionnel que les utilisateurs de YouTube proposent des « extended remix » des thèmes les plus populaires. La boucle sonore se répète alors parfois jusqu’à dix heures, dans l’idée de reproduire ce qui peut arriver pendant une partie : répété ad-vitam, le thème, que nos oreilles connaissent désormais trop bien, se liquéfie dans notre cerveau où il se mêle à des images et à des sensations qui se coagulent ensemble dans notre usine à souvenirs.

C’est pourquoi il apparaît assez naturel que la musique de jeu soit devenue un genre à part entière, qui n’a plus besoin du support d’une véritable expérience de jeu. Ce qui définit la musique de jeu vidéo, c’est bien plus l’association d’un certain type de lieu avec une suite de loops, que le simple fait de souligner une action avec du son. Et c’est ce caractère irrésolu qui la rend la plupart du temps profondément mélancolique. Ainsi la bande son de Ni No Kuni 2, pourtant composée par le réputé Joe Hisaishi, est-elle par exemple assez décevante : impeccablement orchestrée, elle ne comporte que de trop rares pistes qui sont reliées à des lieux précis. La plupart des thèmes récurrents marquent plutôt des temps narratifs (tension, dénouement, etc.), ce qui produit un effet indésirable : la musique a du mal à coller au jeu. 

>>> Lire aussi : Interview avec l’artiste Joseph DeLappe

La vaporwave part de prémisses très similaires. Apparu dans les années 2010, ce genre musical s’est codifié autour de l’association entre objets de consommation, lieux imaginaires et synthétiseurs. Certains albums de vaporwave offrent une expérience en effet très satisfaisante, en faisant l’économie du support d’un véritable jeu, de ce que l’on est en droit de considérer comme de la  « bonne » musique de jeu vidéo. C’est d’ailleurs de cette scène que sont issus des artistes qui comme Equip, Windows 96 ou Wizard of Loneliness, se sont spécialisés dans les fausses bandes son vidéoludiques. 

Pour un lieu qui n’existe pas

Cette vaporwave, Jonny Coleman la décrivait assez justement comme étant « située dans une étrange vallée, à mi-chemin entre le vrai genre qui sonne faux, et le faux genre qui sonne vrai ». Dans les commentaires YouTube du dernier projet de Windows 96, un utilisateur a laissé un commentaire qui fait lui aussi écho à cette idée : 

Je pense que Windows 96 est un nom très bien choisi pour un artiste vaporwave. Il définit exactement ce qu’est la vaporwave : un futur qui n’a jamais eu lieu, un rêve qui ne s’achève jamais, et dans ce cas, un système d’exploitation qui n’a jamais existé. 

Ce n’est sans doute pas un hasard si ce genre, qui avait commencé par fantasmer la sur-contextualisation de la culture asiatique par le capitalisme américain, évolue ces derniers temps vers des compositions où le sampling massif des débuts est remplacé par un travail d’habillage mélodique d’espaces imaginaires. Car en effet la vaporwave est obsédée par la coïncidence entre certains espaces modernes et la musique qui y est associée : ses terrains iconiques sont le centre-commercial (mallsoft), la salle d’attente (lounge music) et l’ascenseur (elevator music). Autant de lieux transitoires, irréels et entêtants. C’est aussi un genre qui recherche le mood, cette émotion légère faite d’un désir d’ailleurs, qui nous fait nous lover, en pensée, dans des espaces fantasmés : plages paradisiaques, stations spatiales, autoroutes tokyoïtes, etc.

Une musique, en fait, obsédée par des lieux qui n’existent pas, par la mélancolie qui se dégage des panneaux publicitaires et des bars à thème. Or la « vraie » musique de jeu vidéo est aussi, quand on y pense, une musique faite pour des lieux qui n’existent pas. Des lieux-reflets que l’on habite surtout en rêve. Rien d’étonnant alors à ce que la vaporwave ait développé le fantasme de jeux qui n’existent pas, et soit devenue à son tour de la musique de jeu vidéo. Car peut-être qu’une musique est d’autant plus de jeu vidéo, s’il n’y a pas jeu vidéo du tout derrière. 

Angelo Careri