par Angelo Careri
le 27 octobre 2021


People’s Computer Company

par Angelo Careri
le 27 octobre 2021


Image de couverture :
People's Computer Company, 1972.
Image de couverture :
People's Computer Company, 1972.

Le phénomène est bien connu et a souvent été mis en lumière ces dernières années : les jeux vidéo sont nés à l’université, dans des laboratoires de recherche souvent grassement financés par l’armée américaine. Mais ils s’enracinent aussi dans des pratiques pédagogiques plus expérimentales, comme en témoigne la People’s Computer Company, une association qui édite dès 1972 une revue du même nom, l’une des premières à être en grande partie consacrée aux jeux vidéo. 

Passionnés par l’enseignement, les membres de la People’s Computer Company sont persuadés que les écoles américaines doivent s’équiper au plus vite d’ordinateurs et initier leurs élèves à la programmation. Les People’s Computer Company ont installé leur QG à Menlo Park, au cœur de la Silicon Valley. Un lieu qui connaît pendant les années 70 une véritable révolution technologique et culturelle, sur fond de contestation de l’engagement militaire américain au Vietnam. Ils s’appellent Bob Albrecht, Mary Jo Albrecht, Jerry Brown et Leroy Finkel, et ils ont choisi de nommer ironiquement leur revue « la société informatique du peuple » en référence au groupe de rock psychédélique Big Brother and the Holding Company. La revue aux allures de fanzine qu’ils éditent est résolument imprégnée de l’état d’esprit hacker, anticonformiste et volontiers irrévérencieuse. Et elle proclame fièrement dans son premier numéro que les « ordinateurs doivent être utilisés pour le peuple et pas contre lui ».  

People Computer Company témoigne de la prise de conscience précoce, chez les acteurs et les actrices du secteur informatique, des potentialités inédites de ce nouveau support en termes de progrès social. Mais aussi du risque que ces nouvelles technologies deviennent le terrain de chasse gardé des états et des grandes corporations. Dès les années 1970, certains se lancent alors dans la lutte politique, comme les Computer People for Peace, un syndicat basé à New York, qui lève des fonds pour payer la caution de Sundiata Acoli, un informaticien noir, membre des Black Panthers et arrêté pour conspiration. 

Extraits de la revue People’s Computer Company, 1972-1977.

Leurs confrères californiens de la People’s Computer Company s’engagent quant à eux dans des combats en apparence plus modestes : ils mènent par exemple une campagne tonitruante en faveur du langage BASIC, jugé moins élitiste et plus adapté à la démocratisation de la programmation que le FORTRAN. Les premiers numéros de la revue publient ainsi de nombreux tutoriels qui permettent de programmer des petits jeux mathématiques en BASIC. De plus en plus présents au fil des livraisons, les jeux vidéo resteront toujours au cœur du projet éditorial, comme en témoigne la mise en valeur constante de l’adjectif « recreational », que le contributeur Marc Le Brun définit comme signifiant « qui a trait aux jeux » mais aussi « qui s’intéresse à l’art ». La revue change d’ailleurs de nom en 1979 pour devenir Recreational Computing

Chaque page de People’s Computer Company est illustrée par son auteur ou son autrice, dans un joyeux mélange de dessins enfantins, de gravures découpées dans des livres, de figures géométriques et de dragons. Auto-proclamés « game enthousiasts », les People’s Computer Company sont des fervents rôlistes, et ils ont choisi ce gros lézard ailé comme mascotte. La revue se destine d’ailleurs avant tout à deux types de public : les enseignants et les élèves. Mais sa particularité, et aussi son originalité, c’est qu’elle constitue aussi un espace discursif où les pédagogues côtoient les philosophes et les artistes. Entre un concours de certificats de naissance de dragons et une liste de conseils (« comment convaincre le directeur de mon école de s’équiper d’un IBM ? »), on trouve aussi des articles savants sur la programmation et sur la création graphique assistée par ordinateur. Ils sont signés par des précurseurs de l’art digital nommés Manfred Mohr, Hiroshi Kawano ou John Whitney. 

Parce qu’il s’agit avant tout d’une revue, objet hybride par excellence, People’s Computer Company est un lieu où se côtoient et se rencontrent la littérature, les arts visuels, les lignes de code et les jeux. Tout tourne d’ailleurs ici autour de la possibilité d’un transfert de l’un vers l’autre : les interminables listings (codes sources à compiler soi-même) permettent de faire « entrer » les jeux dans l’ordinateur, et la question de la reproduction de la réalité par le biais de l’informatique graphique revient de façon récurrente. People’s Computer Company publie et republie aussi de nombreux jeux maisons : le célèbre Hunt the Wumpus de Grégory Yob (1972), un jeu de labyrinthe précurseur du rogue-like, ou encore Hamurabi de Mabel Addis et William Mc Kay (1973), un lointain ancêtre de Civilization. Ils sont aussi diffusés à travers des livres qui les compilent par centaine, comme What To Do After You Hit Return : cette pratique d’édition, plus « professionnelle », est d’ailleurs l’une des premières formes de diffusion des jeux vidéo auprès du grand public.

Couvertures de la revue Recreational Computing, 1979-1981.

Au fur et à mesure des livraisons, la revue, qui a toujours assumé un amateurisme bon enfant et une approche militante, s’attaque aux sujets les plus divers, avec toujours une longueur d’avance sur son temps : la place des femmes dans le monde de la programmation, la musique assistée par ordinateur, l’informatique appliquée à la médecine, le théâtre cybernétique, etc. Son aspect devient aussi plus soigné, et plus conventionnel, sans pour autant que ne disparaisse sa dimension pédagogique et son penchant pour le bricolage, hérité du Whole Earth Catalog. Le dernier numéro est publié en Septembre 1981, avant que les différents protagonistes de cette aventure ne se dispersent, tout en continuant pour nombre d’entre eux d’enseigner et de publier sur le sujet. 

People’s Computer Company est une revue fondamentale pour comprendre l’histoire des jeux vidéo, en particulier en ce qui concerne deux de ses aspects les plus méconnus. Elle témoigne d’abord du fait qu’une approche solidaire, inclusive et horizontale des jeux vidéo a toujours existé, à rebours de la démarche industrielle et centrée sur le profit qui sera, entre autres, celle d’Atari. Mais aussi que ces derniers ont toujours été intimement liés en même temps à la culture populaire (comics, pulp) et aux innovations intellectuelles et artistiques les plus pointues. Parce qu’on peut y lire, entre deux listings de jeux vidéo destinés à des gamins, une dissertation philosophique sur la translation de la main de l’artiste en langage binaire, People’s Computer Company prouvait déjà en 1972 qu’il est en fait absurde d’envisager les jeux vidéo en vase clos, comme un simple divertissement coupé de la réalité.

Angelo Careri

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