Tour du monde du jeu vidéo: Taïwan
par Isabelle Arvers
Tour du monde du jeu vidéo: Taïwan
par Isabelle Arvers

Tour du monde du jeu vidéo: Taïwan

par Isabelle Arvers
le 26 août 2019



Image de couverture: Detention, Red Candles Games, 2017
Deuxième étape du tour du monde art et jeu vidéo d'Isabelle Arvers : Taïwan et les fantômes de son passé colonial.

Isabelle Arvers est une commissaire d’exposition qui se consacre à aborder le jeu vidéo selon le prisme de l’art contemporain. Pour célébrer vingt ans de carrière dans ce domaine, où elle fait figure de pionnière, elle s’est lancée dans un projet inédit et un peu fou : faire un tour du monde du jeu vidéo. Pour Immersion, elle partage chacune des étapes de ce voyage sous la forme d’un carnet de bord où sont consignées rencontres, découvertes et impressions. Avec comme ambition de s’intéresser tout particulièrement aux enjeux sociétaux et politiques qui permettent, en fonction des différents contextes locaux, de mieux appréhender la diversité du jeu vidéo à l’échelle mondiale.

Treasure Hill, Taïpei
Un lieu chargé d’histoire

Mon arrivée à Taipei, c’est avant tout des odeurs, des sourires, la détente : tout n’est plus autant sous contrôle qu’à Séoul. Les constructions sont un assemblage de bâtiments disparates, entre toits de tôles, bétons industriels et baraquements de fortune enfouis dans une nature luxuriante, ou entre deux rizières. Les couleurs sont délavées, les tons vert, bleu passé, gris ou marron. Je respire l’odeur âcre des plantes et des arbres aux feuilles immenses, et me laisse envahir par le bruit incessant des insectes. Une nouvelle étape de mon tour du monde art et jeu vidéo commence à Taïwan.

Mon lieu de résidence, le Treasure Hill Artist Village, me plonge immédiatement dans l’histoire de Taïwan. Constructions initialement éphémères, les maisons de fortune de Treasure Hill abritaient autrefois des vétérans militaires du Kuomintang de Tchang-Kaï-chek. Progressivement, des villageois issus de différentes régions rurales de Taïwan s’y sont installés et beaucoup y sont restés. Témoins d’une époque révolue, ces habitations ont été investies il y a une vingtaine d’années par des artistes, qui se sont mêlés aux précédents habitants, tout en rénovant quelque peu ce lieu perché sur une colline luxuriante.

Marco Casagrande, dans son article Cross Over architecture and the Third Generation City, écrivait que « Treasure Hill est le grenier de Taipei : il transporte les souvenirs, les histoires et les traditions des générations passées. Il représente un aspect de l’âme de Taipei qui est différent que celui qu’exprime la ville industrielle ». Les développeurs de Detention, un survival-horror du studio taïwanais Red Candle Games se sont eux aussi inspirés de Treasure Hill. Le jeu se déroule à Taïwan pendant les années 60, en pleine Terreur blanche, quand l’île vit sous le joug de la loi martiale imposée par le Kuomintang, qui durera jusqu’en 1987. Durant cette période près de quatorze mille personnes – des intellectuels pour la plupart – seront emprisonnées car accusées de sympathie avec le Parti Communiste Chinois.

The Rainy Port Keelung (Erotes Studio, 2015)
Terreur blanche

Pendant ce voyage, je découvre que les jeux indépendants sont souvent beaucoup plus pertinents que les grosses productions pour appréhender la culture et l’histoire d’un pays, en particulier quand il s’agit d’aborder des thématiques complexes ou controversées. Erotes Studio, par exemple, prend ostensiblement le parti d’intégrer un discours politique dans chacun de ses visual novels. Ma rencontre avec eux est d’abord déroutante : nous ne nous comprenons qu’à demi-mots, entre anglais et mandarin, ce qui ne me permet pas d’aborder leurs histoires dans toute leur complexité, alors qu’elles sont pourtant l’aspect prépondérant dans une visual novel. J’ai pourtant l’impression que même si nous ne pouvons pas nous comprendre totalement, nous sentons mutuellement que nous nous intéressons aux mêmes sujets.

Lorsque je leur explique que dans le cadre de mon tour du monde art et jeu vidéo, je souhaite me focaliser sur les pratiques queer, féministes et décoloniales, ils me parlent immédiatement de leur jeu The Rainy Port Keelung. L’intrigue se rapporte à « l’incident du 28 février », un soulèvement anti-gouvernemental qui a eu lieu à Taiwan en 1947, et à la répression sanglante opérée par les militants du Kuomintang. C’est l’un des événements les plus importants de l’histoire de Taiwan et un moment décisif du mouvement pour son indépendance. The Rainy Port se déroule dans la ville de Keelung, surnommée le « port pluvieux », et nous fait découvrir la vie de citoyens ordinaires pendant cette période très violente, et qui est restée tabou à Taïwan jusqu’à la chute de la dictature en 1987.

Ils me parlent ensuite de Blue Blood Lagoon, une autre de leurs visual novels, qui nous plonge cette fois à Penghu, un archipel au sud-ouest de Taiwan. Nous sommes en 1949 et l’armée conscrit de force et sans préavis tous les étudiants de sexe masculin. Blue Blood Lagoon permet à nouveau aux développeurs de porter un regard critique sur cette période de l’histoire et sur l’enrôlement forcé de milliers de jeunes taïwanais. Le jeu aborde aussi une problématique queer à travers le personnage d’une jeune femme qui rêve de prendre l’apparence d’un homme et se travestit pour pouvoir être enrôlée.

Quant à May Jasmine – qui est le seul jeu de Studio Erotes à avoir, grâce à sa communauté Steam, été localisé en anglais – il nous ramène aux émeutes de mai 1998, en Indonésie. Le protagoniste Yu-Cheng He est un taïwanais qui se rend en Indonésie pour trouver du travail, mais qui se retrouve embarqué dans l’horreur d’une émeute nationale contre les mandarins. Ces émeutes, déclenchées par une série de problèmes économiques, visent l’ethnie chinoise et feront plus de mille victimes. Elles conduiront finalement à la démission du président Suharto. Ce qui est déroutant dans les jeux du Studio Erotes, c’est que le style graphique anime, propre au roman interactif japonais qui bien souvent relate des romances autour de personnages féminins, détone très fortement avec les thématiques qui sont abordées dans ces jeux, qui sont reliées à des questions politiques et sociales complexes.

Detention (Red Candles Games, 2017)
Red Candle Games

Les développeurs de Red Candle Games se défendent eux d’avoir un discours politique ou d’être des historiens. C’est en tous les cas ce qu’affirme l’un des développeurs du studio lorsque je parviens enfin à les rencontrer. Le studio n’accorde en effet plus aucune interview depuis que la Chine a décidé de bannir son jeu Devotion après seulement six jours de disponibilité sur Steam, car un meme s’y trouvait représentant Winnie The Pooh, dont les chinois se servent pour se moquer de Xi-Jinping, le tout–puissant président de la République Populaire de Chine. Une blague oubliée par les développeurs et qui n’aurait pas dû se trouver dans sa version définitive au moment du lancement. Elle déclenchera un véritable scandale aux conséquences multiples pour le marché du jeu indépendant et sa distribution en Chine.

Lorsque je le lui demande quelle était l’intention initiale à l’origine de Detention, Vincent Yang m’explique qu’il s’agissait avant tout de « faire un jeu àpropos de Taïwan, de notre histoire, de notre culture : de montrer comment les gens vivaient à l’époque. Les jeux d’horreur étant ceux qui sont plus attractifs auprès du public, nous avons intégré des mécaniques de survival horrorpour toucher l’audience la plus large possible ». Imaginé à l’origine par Doy Chang, le fondateur de Red Candle,  le jeu se déroule à l’intérieur d’un lycée pendant les années 80. L’équipe de Red Candle se structure autour de ce premier titre, que Doy Chang présente à plusieurs reprises à d’autres développeurs lors des Indie Meet Up qui sont organisés par Johnson Lee à Taipei. Ils sont soudés par l’envie commune de créer un jeu sur Taïwan, son ambiance, son passé parfois inquiétant.

« Très peu de jeux ont été réalisés en prenant comme environnement Taïwan », continue Vincent Yang. « Il y a tellement de jeux américains, japonais ou européens qui se basent sur leur propre histoire et leurs références culturelles. On voulait, pour une fois, proposer un jeu qui parle de Taïwan. Pour essayer de rendre notre jeu plus original et le faire remarquer dans la nébuleuse du jeu indé, nous avons eu l’idée de faire un survival horror, un jeu auquel les Youtubers pourraient jouer et dont les gens auraient peur. On s’est alors demandé ce qui dans l’histoire de notre pays pourrait faire peur aux gens. C’est comme ça qu’on a pensé à la Terreur blanche, une époque dont les gens ont du mal à évoquer aujourd’hui. Nous avons choisi deux lycéens comme protagonistes principaux, parce que lycée représente l’innocence, un âge où on n’est pas forcément au courant de la situation politique et où on peut chercher à s’y opposer, sans forcément bien évaluer les conséquences possible de nos actes. C’est donc le gameplay qui a déterminé le sujet. »

Un village rural à Taïwan.

L’équipe s’est inspirée d’histoires tirées de leurs propres familles, dont ils ont interviewé certains membres pour enrichir la narration. Ils présentent cependant leur jeu comme étant une œuvre de fiction avant tout, pour ne surtout pas avoir à être accusés d’avoir commis des erreurs historiques. Dans Detention, on incarne tour à tour Wei et Fang qui se retrouvent enfermés seuls dans leur lycée. Tout le monde a disparu à la suite d’une alerte au typhon : les classes sont vides et seuls des esprits hantent encore l’école. Dans ce point and click en 2D, onirique et angoissant, parsemé de puzzles liés au taoïsme ou au bouddhisme, on découvre progressivement une histoire lourde et oppressante, où les livres prônant la liberté sont interdits et où les familles sont encouragées à la délation.

Pour concevoir les décors de Detention, les développeurs de Red Candle se déplacent à plusieurs reprises à Jinfeng, un village au nord de Taipei, et à Treasure Hill. L’ensemble des décors reflète le Taïwan de cette époque, un bordel organisé, conglomérat de bâtiments qui ressemblent à de vieilles usines mais dans lesquels les gens vivent, et que l’on retrouve encore aujourd’hui. « En fait, continue Vincent Yang, le mot qui représente le mieux Taïwan, c’est bordélique. Les enseignes sont partout et sont complètement folles. En même temps, dans les anciens villages, on retrouve aussi les traces des maisons de briques rouges qui rappellent le temps de la colonisation japonaise. Nous utilisons ces deux styles architecturaux dans Detention, en particulier pour le lycée. La sensation d’ordre et en même temps d’oppression est soulignée par cette architecture aux lignes précises et froides ».

Lorsque je l’interroge un éventuel message politique qui serait présent dans le jeu, Vincent Yang admet qu’indirectement, l’équipe a souhaité apporter un message de liberté. « C’est le jeu lui-même qui nous y a mené, ça peut paraître étrange mais c’est le cas. Il y a par exemple ce monologue du professeur, dont une phrase a pour sujet la liberté. Cette phrase a été écrite trois semaines avant le lancement du jeu et est finalement devenue la phrase clé du jeu ». Le jeu a en quelque sorte eu sa vie propre tout au long de son développement et ce qu’il est devenu ce qui n’était absolument pas prévu à l’origine : un objet culturel permettant d’aborder une époque politique méconnue.

Devotion (Red Candle Games, 2019)
Devotion

Le dernier jeu de Red Candle, Devotion a lui aussi connu un destin qui était difficile à prévoir, même si cette fois-ci l’équipe s’en serait bien passée. Devotion, est un jeu d’horreur psychologique – cette fois-ci en 3D et joué à la première personne – et qui a été censuré par la Chine sept jour après sa mise en ligne sur Steam. Suite à un long scandale, sur fond de tension entre Taïwan et la Chine, l’équipe choisit de retirer complètement le jeu de la plateforme de téléchargement.

Devotion offre aux joueurs la possibilité de découvrir un autre visage de Taïwan, celui des années 80, lorsque l’île découvre le libéralisme économique. À l’époque, me raconte Vincent Yang, « Taïwan a connu la pleine croissance, on ne voyait pas nos parents tellement ils étaient occupés à travailler. On achetait tout et n’importe quoi, l’important c’était de consommer. Souvent, on était gardés par nos grands-parents ». C’est ainsi que les développeurs se sont inspirés de leurs propres souvenirs – et notamment du temps passé chez leurs grands-parents –  pour concevoir les décors de l’appartement, et le jeu sera très rapidement surnommé par les joueurs taïwanais « Grandma Flat simulator ».

À Taïwan, tous les styles se mélangent, entre céramiques traditionnelles et meubles européens, une étrange fusion aux apparences parfois désuètes qui nous plonge dans un monde de croyances multiples. L’île est en effet connue pour son syncrétisme religieux. Majoritairement bouddhistes et taoïstes, le pays compte aussi, du fait des différentes vagues de colonisation, une communauté catholique. Pourtant, plus de 80 % des Taïwanais croient encore en des formes plus populaires d’animisme ou de shamanisme, et il en résulte des cultes très variées. Les Taïwanais croient dans les esprits, la nature est personnifiée, et il y a chez beaucoup d’entre eux un véritable sentiment d’appartenance à un tout dont la nature fait intégralement partie. Il y a des dieux pour tout : la montagne, les rivières, la mer. « Il y a un dieu de la cuisine pour se protéger du feu, un dieu de la salle de bain : on croit en tout du moment que ça peut marcher », reprend Vincent Yang.

C’est ce qui perdra Du Feng Yu, le personnage principal de Devotion, un scénariste raté qui ruine sa carrière et sa famille par dévotion au culte de la secte de Mentor Heuh. Le jeu nous enferme dans un dédale de pièces jonchées d’offrandes, qui représentent différentes époques de la famille Du. Les différents flashbacks nous font comprendre que ces croyances l’ont menéeà sa perte. L’épouse de Feng Yu, Gong Li Fang une chanteuse retirée de la scène apparaît sous forme d’un fantôme, et incarne sa mauvaise conscience pour lui rappeler ses méfaits. Lorsque j’interroge Vincent Yang sur la question des fantômes à Taïwan, j’apprends que la perception des fantômes n’est pas forcément négative comme en Occident : les esprits y font en effet complètement partie du paysage ambiant car « l’important est que l’homme soit en harmonie avec la nature, qu’il la respecte » Les fantômes viennent donc plutôt personnifier la nature et l’environnement et rappeler aux êtres humains leur appartenance à un tout.

 Isabelle Arvers