City-builders: le pouvoir de l’espace
par Ulysse Mathieu
City-builders: le pouvoir de l’...
par Ulysse Mathieu

City-builders: le pouvoir de l’espace

par Ulysse Mathieu
le 10 janvier 2020


Article paru dans :
Immersion 3 - Le Peuple

Créer votre propre cité, la dessiner, la bâtir et la gérer de fond en comble. Voilà la promesse des city-builders.

Créer votre propre cité, la dessiner, la bâtir et la gérer de fond en comble. Voilà la promesse des city-builders, un genre né avec Simcity (1989) et poursuivi à travers l’histoire du jeu vidéo sous toutes les formes et à toutes les époques. Villages au bord du nil de Pharaon (1999), cités futuristes de Anno 2070 (2011), en passant par la dystopie cyber-punk glaciaire de Frostpunk (2017), sont autant d’horizons qui ont été offerts aux bâtisseurs virtuels. Mais si les environnements et les animations changent, le gameplay, lui, demeure remarquablement stable. Car SimCity avait dès l’origine posé les bases d’un système puissant, esclave ou héritier d’une certaine idée de la ville.

SimCity 4 (Maxis, 2003)
Maire et urbaniste

Le coeur de l’interface d’un city-builder est une carte. Un carte qui représente un terrain de jeu sur lequel le joueur va pouvoir exercer ses talents de bâtisseur. Un espace vierge, une page blanche de nature sauvage, hostile ou accueillante. Pas de présence autochtone. Pas de traces d’anciennes civilisations, de ruines. C’est dans le contrat : on offre au joueur la possibilité de tout dessiner à partir de zéro. Bien sûr, il va falloir s’adapter à cette page blanche, à ses reliefs, à ses ressources. Mais le message est clair : au joueur d’inventer sa propre ville sans modèle préexistant.

Vient ensuite l’outil principal du joueur, le menu de construction, rempli à ras-bord de routes, de centrales nucléaires, d’écoles, de fabriques de papyrus ou de temples à la gloire de Poséidon. Mais la première et la plus importante de ces constructions, celle qui fonde le gameplay et la première accessible, c’est l’unité d’habitation. Une fois placée, elle se remplit et l’interlocuteur du joueur apparaît : le peuple, le citoyen de sa cité. Le nombre d’habitants augmente et le jeu peut enfin commencer.

Le peuple, dans un city-builder, est une entité définie par des besoins. Besoins basiques en eau, en nourriture, en énergie, en sécurité. Besoins que le joueur doit combler, en construisant ici des puits, là des pompes futuristes, des éoliennes, des plantations. Une fois ces services fournis aux citoyens, ces derniers évoluent, ce changement de statut étant symbolisé par une amélioration de l’habitat, qui entraîne aussi l’augmentation de leurs impôts et l’apparition de nouveaux besoins qui, au fur et à mesure, se complexifient. Qu’il s’agisse de poteries ou de nano-implants, le mécanisme est le même, de Zeus (2000) à Cities : Skyline (2015) : plus le peuple évolue, plus ses besoins sont nombreux.

Pharaon (Impression Games, 1999)

Pour offrir ces services à sa population, le joueur doit construire des bâtiments qui lui coûtent de l’argent et qui emploient des citoyens. La population est à la fois force de travail et source de revenus. Le jeu réside alors pour le joueur dans le fait d’équilibrer les besoins de ses citoyens et ses ressources en argent, en matières premières ou en force de travail, sous peine de filer tout droit à la banqueroute ou de voir sa population se plaindre, voire s’enfuir.

Le joueur a donc deux outils à sa disposition : sa capacité à placer et à construire sur l’espace qui lui a été confié, et la possibilité de légiférer, par exemple sur le montant du taux d’imposition qu’il peut appliquer à ses citoyens. Doté de pouvoirs de décision bien supérieurs à celui d’un détenteur du pouvoir politique dans le réel, il est en quelque sorte le Maire-Urbaniste de la nouvelle cité. Élu à perpétuité, il peut décider de construire ou de détruire n’importe quel bâtiment, assignant à chaque espace une fonction, révocable du jour au lendemain, sans possibilité de contestation.

Mais ce qui définit également le city-builder, c’est son absence de but déterminé. Si les modes scénario définissent souvent des objectifs partiels, en terme de population, de ressources, ou de fonds à accumuler, ils ne constituent pas des fins en soi. Le but du jeu, comme en témoignent les modes « bacs à sable » présents dans la majorité des titres, c’est de grandir de manière indéfinie. Et c’est logique, car il est facile de façonner une petite ville équilibrée, mais dans ce cas, il n’y a plus de jeu : le joueur n’a plus rien à faire. De manière intrinsèque, le gameplay pousse à aller vers la croissance, et par là même vers de plus en plus de complexité et de difficulté dans la gestion de l’équilibre de sa cité.

SimCity (Maxis, 1989)
Trente ans de construction 

Deux grandes séries ont dominé les années 90. Tout d’abord SimCity (1989) et son postulat « réaliste » : construire et gérer une ville moderne, en délimitant des zones résidentielles, commerciales ou industrielles, et en plaçant des services – écoles, commissariats ou parcs d’attractions. Créé par Will Wright – à l’origine d’une autre franchise à succès : Les Sims – SimCity fait figure de précurseur en posant les bases du gameplay de tous les autres jeux du genre, puis en les approfondissant avec SimCity 2000 (1992), et SimCity 4 (2003). Des sorties successives qui renouvellent le titre en enrichissant le gameplay de base et en améliorant le rendu graphique, tout en restant extrêmement fidèle aux mécaniques originelles.

L’autre série, c’est Cités, créée par le studio Impressions Games et éditée par Sierra, qui adapte le système SimCity au monde romain antique avec Caesar (1992) et ses trois suites, puis à l’Égypte avec Pharaon (1999), et enfin la Grèce Antique avec Zeus, le maître de l’Olympe (2002). Le gameplay, s’il est relativement proche du jeu de Will Wright, introduit une dimension militaire, et insiste beaucoup plus sur la gestion des ressources : blé, orge ou pois chiches, briques qui servent à bâtir des pyramides ou marbre comme matériau de base du Parthénon. À travers la création d’industries différenciées, le joueur devient, en plus de l’architecte, le gestionnaire en chef de toute la production de sa cité.

Anno 1602 (Max Design, 1998)

D’autres séries, qui ont fait date, méritent également une mention. Dans les années 2000, Anno reprend le flambeau de la gestion de cité historique, en approfondissant les mécaniques de gestion des ressources et en centrant beaucoup plus le jeu autour de la dimension commerciale. Le joueur, pour prospérer, est contraint de commercer ou de se confronter avec d’autres factions contrôlées par l’I.A. et présentes sur la même carte. À partir de 2001, la série Tropico place le joueur à la tête d’une dictature sous les cocotiers, et intègre les mécaniques classiques des city-builders tout en y ajoutant une dimension politique. Elle se matérialise notamment par la possibilité d’assassiner, à n’importe quel moment de la partie, un citoyen présent sur la carte, par calcul politique ou par pur plaisir.

City Life (2006) des français de MonteCristo est aussi un SimCity-like, qui reprend un mécanisme apparu dans Caesar IV (2006), la séparation de la population en catégories distinctes, qui ont chacune leurs besoins spécifiques. Il s’agit ici pour le joueur de jongler entre les aspirations des bobos, des ouvriers et des cadres, pour leur permettre, à tous, de s’épanouir. Enfin plus récemment, Frostpunk (2017), en situant son intrigue dans un monde glaciaire, renouvelle le genre en centrant le gameplay sur la notion de chaleur, le joueur étant forcé de bâtir sa cité en cercles concentriques autour d’un four central, et en y ajoutant également une dimension morale, sur laquelle nous reviendrons.

Frostpunk (11 Bits Studio, 2018)
Modélisation et rétro-ingénierie

Si dans l’histoire récente des jeux vidéos, les city-builders sont aussi pléthoriques que variés, il y a toujours au coeur de la conception de ce type de jeu une modélisation du fonctionnement d’une ville. Celle-ci, comme toutes les modélisations, prend la forme d’une série de paramètres numériques, pour la plupart liés à l’espace. Un habitant doit se trouver à tel distance d’un poste de pompiers pour que son appartement ne parte pas en fumée. Une route de tel type peut accueillir un certain nombre de véhicules sans provoquer de ralentissements. À partir d’un certain niveau d’imposition, les citoyens sont mécontents, etc.

Mais ces paramètres sont cachés. Le gameplay réside justement dans la possibilité pour le joueur de confronter aux mécanismes du jeu à la fois l’ensemble des connaissances qu’il a de la ville et de ce type de jeu, et les informations qu’il obtient dans l’interface. En tâtonnant, en faisant des erreurs, il cherche à deviner, par rétro-ingénierie, les règles qui régissent le comportement et les besoins de ses citoyens. Et par conséquent, petit à petit, à construire une cité qui corresponde à ces règles, et qui puisse fonctionner, c’est à dire rapporter de l’argent et rendre ces citoyens virtuels heureux et prospères.

En d’autres termes, le joueur cherche à construire une ville correspondant à ses propres aspirations : beauté graphique, efficacité écologique, production massive de biens, ou encore achèvement d’une cité remplie de bâtiments développés et de citoyens satisfaits. Ces aspirations se confrontent à un puzzle que le joueur doit décrypter, pour proposer sa propre solution, sous la forme d’une organisation de l’espace. Et le jeu, en retour, simule la différence avec le modèle et renvoie au joueur l’acceptabilité de sa proposition. Au joueur de nuancer, de retravailler sa proposition jusqu’à ce qu’elle se conforme au modèle. Si le puzzle est trop dur ou trop facile, le jeu n’est pas bon.

Cities: Skyline (Colossal Order, 2015)

Comme toutes les modélisations, celles qui sont développées dans les city-builders ne sont pas neutres. Elles portent en elles une certaine vision de l’espace. Une vision qui est façonnée par les développeurs, en fonction de leur volonté de créer un espace ludique pour le joueur, mais aussi de leur propre parti-pris idéologique. Ce qui paraît anecdotique quand il s’agit de bâtir une cité romaine, mais qui s’avère plus révélateur quand le jeu se présente comme une simulation réaliste de gestion d’une ville moderne.

Aux critiques, presque aussi vieilles que le jeu lui-même, les concepteurs de SimCity ont toujours opposé leur volonté de proposer un jeu apolitique. Un jeu où les mécanismes qui régissent le comportement et les besoins des citoyens sont toujours liés à une mécanique de gameplay. Tous les conflits, toutes les difficultés, doivent être potentiellement solvables par le Maire-Urbaniste, car il n’y a rien de plus frustrant pour le joueur que de ne pas pouvoir agir sur un paramètre de la simulation.

Dans Cities : Skyline qui a récemment dérobé à SimCity la place de référence des jeux de gestion  « réalistes », les développeurs suédois de Colossal Order ont pris le parti de conditionner l’évolution des bâtiments au niveau d’éducation des citoyens : chez les américains de SimCity elle était liée avant tout à leurs revenus. Les citoyens virtuels ont le désir de s’éduquer, même si les structures éducatives sont situées extrêmement loin de leur habitation sur la carte. Et ainsi, la plupart des parties s’achèvent avec une ville majoritairement composée de diplomés d’universités, habitants des immeubles de standing, et avec des industries en manque de main d’oeuvre sous-éduquée.

Mais une partie des joueurs ne l’entendait pas de cette manière. Et on a vu ainsi, sur les forums de Paradox Interactive, qui publie Cities : Skylines, fleurir les threads de joueurs protestant contre cette simulation de villes au pays de « CandyLand ». Ils y réclament, sous prétexte du réalisme, une fonctionnalité permettant d’interdire l’éducation aux habitants d’un quartier, et s’échangent leurs techniques pour créer des “ghettos”, qui en supprimant les lignes de bus, qui en construisant une centrale à charbon et une déchetterie au coeur d’un quartier.

SimCity 4 (Maxis, 2003)
Une ville fonctionnelle

Le jeu correspond donc, pour le joueur, à un modèle à décrypter. Et le seul moyen qu’il a pour se figurer les dynamiques qui régissent le fonctionnement de la cité, ce sont des cartes et des statistiques. C’est une autre caractéristique commune à tous les city-builders : la possibilité d’avoir accès à une base de données, actualisée, en temps réel, sur sa ville. Une base qui prend la forme de tableaux et de graphiques, mais aussi et surtout de cartes en couches, permettant en un coup d’oeil de situer les problèmes dans l’espace. Cartes qui représentent l’approvisionnement en eau, cartes de pollution, cartes des maladies, cartes de fluidité du trafic, cartes de criminalité, elles matérialisent dans l’espace bâti par le joueur les problèmes qu’il a à gérer, et la répartition des services qu’il procure à ses citoyens.

Au début du XXe siècle, l’apparition d’un mode de pensée moderne de la ville est concomitant du développement du recueil et de la spatialisation des données statistiques sur la population. Toute une génération d’architectes s’empare d’instruments de mesure de la population, du trafic, des maladies, et surtout, de leur mise en cartes. Ils analysent, confrontent et font des projections, pour inventer une alternative aux centres villes devenus insalubres et peu adaptés aux modes de circulation modernes. La statistique, et surtout sa transformation en cartes, compréhensibles par les décideurs, accompagne et justifie le basculement vers une vision de l’organisation de l’espace urbain centrée sur la fonctionnalité et l’efficacité, au service du bien-être des citoyens et de l’économie. C’est la naissance de l’urbanisme moderne.

Là, où auparavant, la défense militaire, la beauté architecturale, la représentation du pouvoir politique ou religieux constituaient entre autres les règles qui présidaient au façonnage des centres urbains, les urbanistes prétendent désormais inventer des villes optimisées, où chaque espace a une fonction définie depuis le haut. Avec comme horizon, la création d’un espace rationnel, à l’image de la nouvelle société qu’ils appellent de leurs voeux. Et même parfois, comme dans l’utopie anarchiste d’Henry Crozat de Fleury, La cité idéale (1920), l’ambition de faire disparaître pauvreté, conflits sociaux et délinquance.

Le Corbusier, Plan Voisin (1922)

En 1922, Le Corbusier, alors trentenaire, présente au salon d’automne de Paris une maquette et des plans représentant la ville du futur. Une cité rectangulaire, où la courbe est abolie. Au centre, la gare, immense lieu de transit où se croisent le train, qui relie à l’extérieur, et les lignes de métro qui sillonnent la ville. 24 gratte-ciels entourent cette gare et figurent le quartier des affaires. Ensuite, viennent les cités jardins, où logent les citoyens, ouvriers comme employés. Enfin, à l’extérieur, la cité industrielle, où les biens sont produits. Des rues immenses tous les 400 mètres, un réseau de circulation souterrain pour les camions, des voies rapides surélevées traversant la ville pour se diriger directement vers la gare. Et partout, des jardins, des arbres, des terrains de sport et des parcs immenses pour les loisirs. Une monstrueuse ville machine où tout est en série, étendable et reproductible à l’infini.

La ville du Corbusier est pensée comme un modèle de ville fonctionnelle. Si pour nous ce modèle peut ressembler à un cauchemar, quand on construit la ville du Corbusier dans

Cities : Skyline, les gens y sont heureux. Parce qu’au coeur de la mécanique des city-builders, il y a cette nécessité d’une organisation rationnelle de l’espace, héritière ou prisonnière de la pensée des pionniers de l’urbanisme.

La place du politique

Dans les city-builders, rien n’empêche le joueur de s’écarter du modèle suggéré : de bâtir une ville courbe ou en anneau, ou sur une seule route. Mais toute déviance vis-à-vis de la rationalisation de l’espace entraîne une perte d’efficacité, qui implique soit une perte de revenu, soit une série de problèmes à gérer, et par conséquent le désaccord des citoyens virtuels. C’est pourquoi la plupart des villes construites dans ces jeux finissent par se ressembler. Organisées en blocs, comme les villes américaines, parce que c’est le plus pratique pour répartir les services. Divisées en zones séparées, avec d’un côté les lieux d’habitation, de l’autre les commerces et les industries. Et dans les jeux qui simulent des villes modernes, prévalence de la voiture sur les autres modes de transports.

Ce modèle irrigue jusque dans la manière d’utiliser l’un des outils les plus importants, et cependant l’un des plus discrets, celui qui permet de détruire. Car, dans sa quête d’une cité qui fonctionne, le joueur passe son temps à détruire ses logements, ses bâtiments, ses routes, à réorganiser l’espace pour le rendre plus efficace. Au mépris de ses citoyens virtuels qui seront bientôt remplacés par d’autres. Si détruire à un coût, jamais le jeu ne pénalise le joueur pour avoir jeté dehors la moitié de sa population. Car c’est ainsi que doit naître la ville. Le Corbusier ne dit pas autre chose, lui qui en 1925, dans Urbanisme, proposait avec son Plan Voisin de détruire le centre de Paris pour y reconstruire un centre d’affaires.

Au cours d’une partie de Cities : Skyline, je me suis moi-même retrouvé face à une telle problématique. Ma ville était située sur les deux rives d’un fleuve, et à mesure qu’elle grandissait, la circulation par les ponts se faisait de plus en plus difficile. Au bout de quelques heures de tâtonnement, d’improbables tunnels, et de ponts à huit voies, je me suis rendu à l’évidence : la solution la plus simple, et la seule que j’arrivais à imaginer, consistait à détruire mon centre ville pour y bâtir une autoroute. Je n’ai pas pu m’y résoudre, et mes citoyens virtuels patientent encore pendant des heures pour traverser.

La manière d’envisager la législation dans les city-builders est aussi à ce titre révélatrice. Si dans la plupart des jeux, et notamment ceux de la série Cités, elle se réduit à fixer un taux d’imposition, dans SimCity, ou dans Cities : Skyline, elle permet aussi de donner des orientations à sa cité sous la forme d’arrêtés municipaux : interdiction du trafic lourd, wifi gratuit, autorisation des casinos…. Des arrêtés qui en fait ne sont que le prolongement et l’accompagnement de la possibilité de nuancer le façonnage de l’espace.

Frostpunk (11 Bits Studio, 2018)

Dans Frostpunk (2017), les développeurs ont ajouté aux mécanismes classiques une forte dimension politique. À la tête d’une colonie en péril à cause du froid glacial, le joueur a la possibilité de promulguer un certain nombre d’édits. Travail des enfants, ouverture d’un lupanar, abandon des malades, ou décision de se proclamer messie, les choix proposés ont de fortes connotations morales, qui questionnent le joueur dans son rapport au pouvoir. Et pourtant, ici aussi, une fois les premières parties finies, il devient difficile d’y voir autre chose qu’un paramètre de plus à optimiser. On se retrouve donc à jouer en fonction du rapport bénéfice/risque, plutôt qu’en envisageant une portée politique à nos gestes. Certes, les enfants travaillent, mais les mines de charbon tournent, et la cité survit.

Il ne faut pas pour autant prendre ces jeux pour autre chose que ce qu’ils sont : des jeux. Mais parce qu’ils singent les outils de l’urbanisme, la planification, la construction, la carte et la statistique, parce qu’ils mettent la fonctionnalité au coeur du gameplay, les city-builders sont l’illustration d’une idée simple : il est possible de bâtir un espace parfaitement optimisé où tout les flux s’écoulent, sans ralentissements, et où les gens sont heureux. À ce titre, ils illustrent à merveille cette pensée dont Le Corbusier est l’un des représentants le plus illustre. Une école qui prétend inventer un espace où chaque chose, chaque citoyen ou catégorie de citoyens, est à sa place, qui lui a été assignée rationnellement en fonction de l’intérêt général. Un intérêt général qui a lui même été défini scientifiquement grâce à l’analyse des chiffres et des données recueillis sur la population.

Une idéologie qui a irrigué et qui irrigue encore les politiques publiques du monde entier et qui a largement contribué à définir l’espace des villes modernes, de Sarcelles à Sarajevo. Ces politiques ont permis en France de sortir les pauvres des bidonvilles, mais ont aussi contribué à les enfermer dans des quartiers à l’écart des villes, privés de services, avec le résultat que l’on connaît. Une pensée qui questionne aussi la possibilité d’une construction de l’espace  démocratique, parce qu’elle fait de celle-ci une affaire de technique, une affaire de sachants.

Visuel illustrant le concept de « smart city ».
Surveillance et Smart-Cities

Aujourd’hui, si le postulat a changé, basculant dans les sociétés occidentales de la nécessité d’offrir la possibilité de loger la population et d’améliorer l’hygiène à la volonté de construire une ville écologique, le mythe d’une cité rationnelle est plus vivant que jamais. Le développement des technologies de l’information et de la communication permet aujourd’hui de recueillir, en temps réel, une quantité d’informations colossale sur les citoyens. Ces données peuvent être traitées et centralisées, et utilisées pour surveiller et gérer les systèmes de circulation et de transport, les centrales électriques, les réseaux d’approvisionnement en eau, les écoles, les bibliothèques ou les hôpitaux. C’est le concept de ville intelligente ou de Smart City, né dans le monde anglo-saxon et désormais répandu dans le monde entier.

En Corée du Sud, la ville de Songdo est entièrement bâtie à l’aune de ces principes. Pas un mètre carré n’échappe au numérique. En sortant du garage, les plaques d’immatriculation sont scannées, et le scanner envoie à la base l’information qu’une nouvelle voiture se rend sur le réseau routier. De quoi éviter la formation de bouchons, en informant, en temps réel, les automobilistes du trafic. Même chose pour les ordures ou l’hôpital.

Le compteur électrique Linky est un exemple français de ce type de capteurs. En utilisant la technologie du courant porteur en ligne, ce compteur est capable d’envoyer au gestionnaire des réseaux électriques, Enedis, la consommation d’électricité d’un foyer à la demi-heure près. Linky a vocation à être installé dans tous les foyers de France, pour permettre – c’est l’argument avancé – une meilleure régulation du réseau. Mais parallèlement, il rend aussi possible de déduire bien des choses sur les habitudes des habitants : l’heure de leur lever et de leur coucher, leurs vacances… 

Aujourd’hui, au nom de la Smart-City, de Barcelone à Nice, les villes dans le monde entier se lancent à corps perdu dans la collecte des informations sur les citoyens, y compris à travers la multiplication des caméras de sécurité. Elles conditionnent l’évolution et l’amélioration de l’espace urbain à une surveillance de plus en plus omniprésente. Ce fantasme d’une ville où la technologie permet l’optimisation des flux n’est pas nouveau. L’ancêtre de la Smart City a été inventé dès 1971 au Chili et était baptisé projet Cybersyn. Mis au point par Salvador Allende avec l’universitaire britannique Stafford Bee, il s’agissait d’un système de télex installés dans toutes les grandes entreprises publiques du Chili, et reliés à un ordinateur central IBM 360 qui était chargé de centraliser et de répondre à ces messages. L’objectif était de rationaliser l’économie du Chili en ajustant dynamiquement la production, le stockage, le transport et la demande en fonction les uns des autres. 

Le projet Cybersyn.

Mais l’élément le plus impressionnant de Cybersyn était sans doute l’Opsroom, la salle de contrôle. C’est une salle octogonale aux murs recouverts de panneaux de bois. Au centre, sept sièges équipés de deux larges accoudoirs, avec d’un côté un cendrier, et de l’autre une console constituée de boutons géométriques qui permettaient de commander l’affichage d’écrans d’information. Un fantasme futuriste de war room dédié à l’économie. Finalisée trois jours avant le coup d’état du 11 novembre 1973, elle sera détruite par Pinochet dès son arrivée au pouvoir.

Aujourd’hui, ce fantasme a pris forme à Rio de Janeiro. En 2010, on y a inauguré un centre d’opérations, immense salle remplie d’écrans qui centralise en temps réel les données de trente agences, des pompiers aux éboueurs. Une base de données sur la ville, actualisée en temps réel, spatialisée sur des cartes qui s’affichent sur des écrans, facilement compréhensible. Un bijou de technologie présenté par les grosses multinationales de l’informatique et de l’aménagement comme un outil permettant le pilotage rationnel de la ville par le big data et les algorithmes.

Cette salle de contrôle ressemble curieusement à l’interface d’un city-builder. En plaçant le maire dans la même position que le joueur devant son écran, elle suggère qu’il existe un pilotage rationnel de la ville, une manière optimale de faire. Et elle tend à réduire la politique de la ville à l’action d’un homme tirant des leviers et appuyant sur des boutons.  Mais la tentation de vouloir monitorer sa commune depuis son siège se fonde sur une vision exagérément simpliste de l’espace urbain. La ville réelle s’accommode peu des modélisations, elle n’est pas un système fondé sur des paramètres quantifiables et des boucles tels qu’ils existent dans les city-builders.  La salle de contrôle reste donc surtout un argument de vente au service de grandes entreprises du numérique et de l’équipement, avides de nouveaux marchés et de nouveaux moyens de collecter nos données, et qui vendent aux édiles un mythe, celui du contrôle rationnel de l’espace, comme dans un jeu vidéo.

Ulysse Mathieu