Quatrième étape du tour du monde art et jeu vidéo d'Isabelle Arvers : la Thaïlande et ses esprits malins.
Isabelle Arvers est une commissaire d’exposition qui se consacre à aborder le jeu vidéo selon le prisme de l’art contemporain. Pour célébrer vingt ans de carrière dans ce domaine, où elle fait figure de pionnière, elle s’est lancée dans un projet inédit et un peu fou : faire un tour du monde du jeu vidéo. Pour Immersion, elle partage chacune des étapes de ce voyage sous la forme d’un carnet de bord où sont consignées rencontres, découvertes et impressions. Avec comme ambition de s’intéresser tout particulièrement aux enjeux sociétaux et politiques qui permettent, en fonction des différents contextes locaux, de mieux appréhender la diversité du jeu vidéo à l’échelle mondiale.
Les pouvoirs de l’argent
Si la vie était un jeu, alors la Thaïlande se partagerait entre les supporters de l’armée et ceux de la famille royale. Entre les deux, un seul pouvoir domine, celui de l’argent. Comme l’écrivait récemment Antoine Bourdon, « le clivage entre les populations pauvres et les élites thaïlandaises est cristallisé par l’opposition entre le Parti des Thaï, soutenu par les classes populaires et le Parti du pouvoir du peuple, le nouveau parti conservateur de Prayut Chan-o-Cha, soutenu par les élites ». La Thaïlande est un pays qui vit sous le joug de la junte militaire depuis 2016, date d’un coup d’état fomenté par l’armée et mené par Prayut Chan-o-Cha, le dix-neuvième depuis l’abolition de la monarchie absolue en 1932. Le résultat : une corruption généralisée à tous les étages de la société.
C’est de ce sujet dont s’est emparé l’équipe de Saranpat Sereewiwattana, dirigeant du studio Cloud Colour, et professeur de game design à Bangkok, pour concevoir Make it rain ,un jeu « inspiré de faits réels » dans lequel il faut littéralement arroser d’argent les forces de police ou des hommes politiques. Le but : échapper à ses crimes en faisant voler de l’argent d’un mouvement de swipe de la souris. Ce jeu réalisé lors d’une gamejam sur le thème de l’art et de la politique du Goethe Institut, représente bien une société à plusieurs vitesses. Un phénomène qui est loin d’être propre à la Thaïlande et qui de ce fait, parlera à un public assez large à l’international…
Un autre phénomène qui se répand aussi tout autour du monde, c’est la multiplication des dictatures. Toujours dans le cadre de cette game jam, Ratthakate Khunnasut, artiste et game designer, a développé le jeu Handtopia, qui nous projette dans une société totalitaire. Dans cette dictature fictionnelle, une nouvelle règle apparaît chaque jour à laquelle la population est obligée de se soumettre. Dans Handtopia, nous contrôlons la main du dictateur : notre rôle consiste à nous débarrasser de tous ceux qui enfreignent les règles, et à nous assurer que nous nous en débarrassons. Ratthakate Khunnasut, est aussi l’auteur d’un jeu sur notre capacité de jugement et sur notre responsabilité individuelle : Social pass an evaluator. Le concept de ce jeu est apparu à Ratthakate pendant qu’il était encore étudiant. Gêné par le pouvoir normatif de la société qui l’entoure, il décide de se lancer dans la création d’un jeu inspiré par les mécaniques de The Stanley Parable. « Les gens nous jugent en permanence », me confie-t-il, « il est impossible d’être différent sans avoir l’air étrange. J’ai créé ce jeu vidéo dans le but de sensibiliser le public aux préjugés et aux stéréotypes qui traversent notre société ».
Le marché du mobile
Plus mon voyage progresse, plus je ressens une forme d’oppression vis-à-vis de la société de consommation, et une tension entre deux modes de vie, entre un monde qui consomme et un autre qui essaye de survivre et de résister. Alors qu’en Indonésie, Jakarta s’enfonce, faute d’avoir su contrôler un urbanisme galopant, dans la mer, en Thaïlande, c’est l’extrême emprise de la consommation qui saute aux yeux. Hasard ou acharnement, à Bangkok, presque tous mes rendez-vous pour des interviews avec des studios de jeu indépendants se déroulent dans d’énormes shopping malls. Pierre Bichon, de la TARS Art Galery, confirme mon intuition : « les Thaïlandais aisés adorent acheter, pas forcément pour porter ou montrer mais pour avoir et posséder ». Consommer, se divertir et ne pas trop penser…
C’est là qu’interviennent les jeux qui ne demandent aucune activité intellectuelle, qui peuvent se jouer même à une main – idéal lorsque l’on est dans le métro ou dans le train. « Des jeux dans lesquels on n’a pas besoin de mettre notre cerveau », selon l’expression de Bodin Amorn, du jeune studio de jeu Lylac, qui s’est spécialisé dans le jeu pour mobile, le plus lucratif actuellement en Thaïlande. Si l’Indonésie est le premier marché de l ‘Asie du Sud-Est pour les jeux sur téléphone mobile, l’essor du marché vidéoludique pour smartphones est aussi extrêmement impressionnant en Thaïlande. Tellement impressionnant, qu’il permet enfin aux studios indépendants locaux de produire des jeux pour le marché intérieur. Ce qui reste une très belle avancée – récente, puisque qu’elle ne date que de 2015 –, et qui permet de se détacher du modèle économique qui dominait jusqu’alors : la localisation des jeux étrangers pour le marché local, ou la production de jeux pour le marché global. Un marché émergent et en pleine expansion qui devrait dépasser les 206 millions USD d’ici 2021.
Un exemple de ces jeux développés par des thaïlandais pour leur propre marché intérieur est Pandora Hunter, un jeu développé pour IOS et Androïd par le studio de jeu Xtend Interactive, qui rafle presque toutes les récompenses du BIDC (Bangkok International Digital Content Festival) auquel j’assiste à l’Hôtel Intercontinental, le jour de mon arrivée à Bangkok. J’interviewe alors Nenin Ananbanchachai, le directeur du studio, qui se fait le chantre de l’émergence d’un marché pour mobile permettant enfin à des studios de jeu Thaïlandais de créer des jeux spécifiquement pensés pour le marché thaïlandais.
« Pandora Hunter est un jeu pensé principalement pour une audience thaïlandaise, suite à notre analyse du marché local et des goûts des joueurs thaïlandais. C’est beaucoup plus facile pour nous, il a suffi que nous nous déplacions dans les cafés de jeux ou que nous regardions comment les gens jouent dans la rue ou dans les transports en commun pour bien comprendre leurs attentes. Ce qui est le plus apprécié ici, ce sont les jeux d’action japonais et les RPG de type Final Fantasy. Les jeux de guerre marchent aussi très bien. La plupart des jeux importés et traduits en Thai combinent RPG et recherche de trésors : nous nous en sommes inspirés pour concevoir Pandora Hunter, tout en ajoutant de nombreuses références à la culture thaïlandaise : la nourriture locale, les objets du quotidien, les paysages ou les charmes thaïlandais. À cela s’ajoutent des expressions et des blagues typiquement thaïes. Lorsque le jeu sera bien implanté ici, nous commencerons à le localiser en Asie du Sud Est. »
Xtend Interactive s’est d’abord fait connaître avecTwo Many Me, un jeu de plateforme et de puzzle en 2D dans lequel on incarne une petite boule verte avec des yeux qui est suivi de nombreux clones qui copient exactement le moindre de ses mouvements. En se combinant, les différents clones peuvent alors se transformer en blocs, ou en leurre pour servir de plates-formes aux autres. Un jeu imaginé en référence à des jeux comme Braid ou Fez, principalement pensés pour le marché américain. Si auparavant, Xtend Interactive produisait uniquement des jeux pour PC sur Steam, l’évolution du marché local du jeu pour mobile, qui en fait un des plus gros marchés, avec des gens qui sont prêts à payer pour jouer, leur a permis de « décoloniser » leur production de jeu.
Horreur et folklore
Un phénomène aussi perceptible dans l’évolution du jeuHome Sweet Home, le jeu culte de survival horror du studio Yggdrazil, un des rares jeux de ce genre produit par un studio Thaïlandais avec Araya. Le premier épisode d’Home Sweet Home, lancé en 2017, intègre des éléments du folklore et de la mythologie thaïlandais : maisons des esprits, arbres entourés de tissus colorés pour honorer l’esprit des arbres. Mais l’action du jeu se déroule principalement dans une université abandonnée composée de décors « neutres », plutôt occidentaux. Même le nom du protagoniste, qui était initialement Mr. Chadchai, a été occidentalisé. C’est à présent un Tim qui se lance à la recherche d’une Jane qui a mystérieusement disparu. Le jeu est pensé pour un public international, et les codes visuels et musicaux de ce premier opus ont été conçus pour pouvoir être appréciés par une audience internationale qu’il ne faut pas trop dépayser.
Le second épisode, sorti en septembre 2019, sera au contraire conçu pour être reconnaissable, dès les premières minutes de jeu, comme étant « à 100 % Thaï ». Il nous plonge dans une forêt parsemée de Wat (des temples thaïlandais) et dans des décors composés de maisons en bambou au mobilier typiquement thaï. L’esprit d’une danseuse Thaï est l’ennemi principal dans le jeu, une figure qui s’inspire du théâtre thaïlandais, où la tradition de la danse et du spiritualisme existe depuis longtemps. « Pour que la représentation de la Danseuse paraisse réelle et authentique, m’explique un membre de l’équipe d’Yyggdrazil, nous avons fait appel à des experts pour comprendre les origines de cet art et les subtilités de la chorégraphie ». Il existe dans de nombreuses régions de Thaïlande des rituels de danse, pendant lesquels des mediums entrent en contact avec les esprits et dansent devant les sanctuaires des esprits installés sur des piédestaux. La pratique de la Manora, dans le sud du pays, ce rituel multi-religieux empreint de bouddhisme et d’Islam, a de nombreuses fonctions dans la société thaïlandaise. Elle se prépare jusqu’à un an à l’avance, dans un contexte familial ou sponsorisée par des Temples, et vise à créer des ponts entre les esprits et les vivants afin que les morts, en route vers le paradis, puissent protéger les vivants et les aider à résoudre des conflits.
Pour accentuer la découverte du folklore et des croyances locales, l’équipe de Yggdrazil a redoublé d’efforts : « on a revu de nombreux vieux films, dont Bangkok Haunted, on a étudié des légendes bouddhistes, on s’est aussi inspirés de certaines légendes cambodgiennes ». Tout ici est pensé pour faire découvrir la culture Thaï à une audience internationale, une démarche opposée à celle de l’épisode précédent et qui correspond peut-être à l’évolution du marché dit global, poussé par un désir grandissant de découvrir d’autres cultures ou d’autres environnements. Ou peut-être est-ce également lié à une prise de conscience, de la part des pays dits émergents, qu’il faut développer la force de leurs industries créatives afin d’augmenter leur « soft power », c’est-à-dire leur influence culturelle dans leur région mais aussi à l’international.
Une ambition que l’on retrouve chez Parimeth Wongsatayanon, créateur du jeu Timelie. Ce jeune développeur indépendant a créé son propre studio à l’issue de ses études. Ses sources d’inspiration sont multiples, à la croisée de Monument Valley et de Metal Gear Solid, et ses premiers essais semblent très prometteurs et s’appuient sur des propositions de gameplay plutôt originales. Timelie a déjà reçu de nombreux prix, dont le Imagine Cup de Microsoft. Ce qui rend ce jeu assez unique c’est son gameplay, qui permet au joueur de contrôler le temps au moyen d’une timeline. Il est ainsi possible de revenir en arrière dans le temps et d’annuler ses actions. On peut aussi faire glisser le curseur vers la droite afin d’être projeté dans l’avenir et pouvoir d’obtenir les informations nécessaires pour modifier le passé.
Dans Timelie, on contrôle une jeune fille perdue et un chat qui évoluent dans un univers surréaliste et abstrait. L’autre fonctionnalité de jeu qui le rend assez unique c’est la possibilité de planifier des actions pour les deux personnages simultanément sur la timeline, ce qui permet une expérience de jeu en coopération assez surprenante. Le jeu devrait sortir début 2020, et Parameth l’espère, redéfinir les contours d’un marché vidéoludique naissant et en pleine expansion. Un espoir qui semble confirmé par les dires de Kan Supabanpot, du studio Hive, spécialisé dans le concept art et dans la production de jouets et de figurines de jeu. Il rapatrie actuellement l’ensemble de sa production de la Chine vers la Thaïlande : « de sous-traitants, nous sommes en train de devenir producteurs, et cela change notre relation à nos clients traditionnels ». Et si l’échiquier du marché international du jeu vidéo était en passe de se modifier ?
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