Doki Doki Literature Club ! Briser les remparts de la fiction
par François-Xavier Surinx
Doki Doki Literature Club ! Briser le...
par François-Xavier Surinx

Doki Doki Literature Club ! Briser les remparts de la fiction

par François-Xavier Surinx
le 2 novembre 2021


Cet article fait partie du supplément en ligne de :
Immersion 6 : Frontières

Doki Doki Literature Club!, Team Salvato, 2017.
En brisant allégrement le quatrième mur, Doki Doki Literature Club ! déconstruit les codes du visual novel.
En apparence si innocent

« Je ne voulais pas… briser le quatrième mur » peut-on lire dans un des derniers segments de Doki Doki Literature Club !. Bien plus qu’un simple clin d’œil, cette phrase se révèle symptomatique de ce que certains jeux cherchent à réaliser depuis plusieurs années. Doki Doki Literature Club ! (DDLC) parvient comme peu d’autres à surprendre suffisamment le joueur pour le faire douter des limites exactes de la fiction, voire pour lui donner l’impression, l’espace d’un instant, qu’il n’est plus dans un jeu. 

Pour celles et ceux qui n’auraient jamais posé la main sur Doki Doki Literature Club !, un petit avertissement s’impose. On peut dire la même chose à propos de nombreuses œuvres vidéoludiques, mais il m’appartient de signaler que ce jeu propose une expérience très singulière et dérangeante à plusieurs niveaux. Ainsi, l’avertissement « This game is not suitable for children or those who are easily disturbed », qui apparaît dans la description du jeu sur Steam et au lancement du programme, n’est pas à prendre à la légère. Si vous faites partie des néophytes qui n’y ont pas encore touché, je ne peux donc que vous suggérer d’aller le télécharger (gratuitement) sur votre plateforme préférée, le jeu disposant même de très bons patchs en français. Pour les autres, voici une piqûre de rappel.

Développé presque exclusivement par l’Américain Dan Salvato et paru en 2017, DDLC se présente comme un jeu de drague japonais. Plus précisément un bishōjo, un sous-genre dans lequel on incarne un adolescent qui a le « devoir » de charmer de ravissantes filles d’apparence très jeune. Normalement destiné à un public masculin, ce type d’œuvre connaît un grand succès sur l’archipel, alors qu’il demeure relativement confidentiel en Europe et en Amérique. De nombreux Occidentaux, peu habitués au genre, aussi bien hommes que femmes, se sont pourtant essayés à DDLC.

Doki Doki Literature Club!, Team Salvato, 2017.

L’histoire de DDLC peut se résumer de diverses manières. De façon très terre-à-terre, il s’agit du récit, déjà vu des centaines de fois, d’un lycéen (le joueur ou la joueuse) qui doit effectuer un choix parmi quatre filles qu’il est possible de charmer. Chacune possède des traits stéréotypés : Sayori, l’amie d’enfance en apparence euphorique mais secrètement dépressive ; Yuri, irrésistible et incarnant un certain idéal de beauté, mais très timide ; Natsuki, moins à l’aise avec son physique, et très susceptible ; et Monika, l’inatteignable présidente du club de littérature. Toutefois, à la moitié du jeu, peu importe les décisions du joueur, le protagoniste retrouve Sayori pendue dans sa chambre. Le joueur est alors renvoyé à l’écran principal et sa sauvegarde est supprimée. Une nouvelle partie semble alors s’enclencher, comme pour donner une chance au joueur de modifier l’issue de la précédente. 

Il s’avère alors que Sayori n’existe plus dans le système du jeu, qui tente alors de combler les vides narratifs, ce qui se manifeste par de nombreux bugs d’affichage. Le protagoniste a également tout oublié des événements précédents. En avançant dans une version alternative de l’histoire (dépourvue de Sayori), Yuri montre des signes de folie de plus en plus évidents et finit par se poignarder, à la stupéfaction du protagoniste qui demeure un week-end entier auprès de son cadavre. C’est alors qu’intervient cette fameuse séquence où Monika, qui se révèle être l’antagoniste, transgresse la fiction et déclare qu’elle « ne voulait pas… briser le quatrième mur », effaçant au passage les autres filles des fichiers du jeu pour s’octroyer un tête-à-tête avec le joueur.

Si cette manière de narrer une histoire semble tout à fait légitime, elle ferait presque oublier la nature subversive de l’œuvre, qui propose plusieurs transgressions très perturbantes du quatrième mur, et de nombreuses charges à l’encontre du genre du jeu de drague et des clichés sexistes qu’il véhicule. Darragh Nolan estimait ainsi dans Rock, Paper, Shotgun que l’histoire peut également être lue depuis la perspective de Monika, protagoniste d’une histoire d’amour où elle tente d’attirer l’attention du joueur, car elle se sent seule et perdue au milieu des programmes très stéréotypés qui lui servent d’amies. 

Au-delà de ce renversement des valeurs, le jeu peut alors être perçu comme un contremodèle, donnant à voir une histoire où la protagoniste ne ressemble pas à une énième machine conçue pour répondre à toutes les sollicitations du joueur, mais se révèle plutôt être une femme lucide sur les enjeux de la relation qu’elle entreprend. Le personnage semble ainsi plus crédible, voire réel, aux yeux du joueur, même si Monika demeure un ensemble de lignes de code programmé par Dan Salvato. 

Doki Doki Literature Club!, Team Salvato, 2017.

D’autres éléments du jeu manifestent cette volonté de contrer les stéréotypes des jeux de drague. Et notamment certaines réflexions de Monika qui pointent les personnalités des trois autres filles, « complètement irréalistes » et « qui n’existent littéralement pas dans la vraie vie » tout en étant vraisemblablement attirantes pour le joueur. En somme, des « concentrés de mignonnerie sans réelle substance ». L’omniprésence hyperbolique des traits de ce genre participe également à sa remise en cause : esthétique pastel du titre et des menus, dialogues et poèmes au premier abord extrêmement niais, recours récurrent à la coïncidence scénaristique, etc. Toutefois, la remise en question des codes ne s’arrête pas à ce seul aspect générique. Ce sont bien les bornes de la fiction que DDLC entend également ébranler.

Les limites d’une fiction

DDLC n’est pas la première œuvre vidéoludique à se jouer des normes de la fiction. Dès les années 1990, nombreux sont ceux qui ont été marqués par certaines blagues de la série des Monkey Island, où il était par exemple possible de trouver un téléphone pour appeler le studio LucasArts. Plus récemment, des jeux comme Deadpool (2013) ou The Stanley Parable (2013) ont également acquis leur renommée en interpellant le joueur à travers l’écran pour démonter méthodiquement le contrat de la fiction et en dévoiler certaines ficelles. Deadpool est ainsi capable de téléphoner au scénariste pour se plaindre de la qualité médiocre de son aventure, et le narrateur de The Stanley Parable commente les moindres faits et gestes de l’avatar (et du joueur). 

Si ces jeux simulent un dialogue avec le joueur, il ne s’agit finalement que d’un élément rhétorique permettant de distiller des traits d’humour et des commentaires généraux sur la fiction, sans jamais que le joueur ne questionne vraiment le caractère fictif de la situation. DDLC ne se limite pas au fait de simplement parler face au quatrième mur. Bien plus que cela, l’espace d’un instant, il donne l’impression au joueur que Monika est parvenue à franchir une limite proscrite, que le mur a finalement cédé pour livrer passage à un être abject, malgré son apparence de magnifique jeune fille. Monika semble alors ne plus appartenir uniquement à la fiction, mais également à notre monde.

Pour autant, avant que le jeu n’arrive à ce point de non-retour, il délivre de nombreux indices sur le caractère particulier de Monika. Indices que le joueur lambda a bien souvent tendance à ignorer : ils sont tellement présents dans d’autres productions que l’on finit par en oublier qu’ils constituent de flagrantes atteintes au quatrième mur. La communication de certains éléments de la fiction avec des éléments extérieurs (comme le système de sauvegarde ou le narrateur externe), ou avec le monde réel – et inversement, du monde réel vers la fiction – est un procédé qui s’appelle une métalepse. En littérature comme au cinéma, ce procédé est relativement rare, car il est souvent perçu par le lecteur ou le spectateur comme une atteinte à la crédibilité de la fiction. Il entrave donc la suspension temporaire de l’incrédulité conceptualisée par Samuel Coleridge. 

On imagine ainsi mal Aragorn ou Jean Valjean se retourner vers nous pour demander à brûle-pourpoint « alors, on fait quoi maintenant ? ». À l’inverse, comme le souligne le chercheur Sébastien Allain dans la revue Sciences du jeu en 2018, le jeu vidéo a recours en permanence à la métalepse puisque, par définition, le joueur effectue, via sa manette ou son clavier, des gestes qui se répercutent sur l’univers fictif qui apparaît à l’écran. De façon réciproque, le jeu renvoie très fréquemment un feedback au joueur, ou l’interpelle directement. Il suffit de penser aux tutoriels qui sont donnés par des personnages, comme Lakitu qui explique le mode d’emploi de la caméra dans Super Mario 64. Ou à des interventions plus insolites, comme celle de Resetti, l’infatigable taupe d’Animal Crossing qui interpelle le joueur qui a eu l’imprudence d’oublier de sauvegarder sa partie. Dans la majorité des cas, comme le dit Allain, « cette forme fictionnelle est tellement omniprésente qu’elle est pour le moins banalisée ». Mais il serait précipité de conclure que la métalepse ne peut pas avoir d’effets particuliers au sein du média vidéoludique.

Refus de sauvegarde

Dans sa première partie, DDLC n’échappe pas à la règle. Monika est par exemple prompte à signaler au joueur qu’il peut sauvegarder à sa guise, surtout s’il désire ne rien manquer des différents cheminements du récit. Car il est fréquent dans les jeux de drague que plusieurs embranchements existent, ce qui pousse le joueur un brin complétionniste à effectuer de multiples sauvegardes afin d’être sûr de découvrir tout le contenu de l’œuvre. Mais DDLC en vient assez rapidement à jouer avec cet attendu. Une fois la première « fin » atteinte (la mort de Sayori), les précédentes sauvegardes sont supprimées par le système de jeu (ou par Monika, selon les interprétations). Et au moment de la confrontation finale avec Monika, cette dernière poursuit le joueur jusque dans le menu de sauvegarde où elle lui déclare qu’il n’y a plus d’intérêt à sauvegarder : « Ne t’en fais pas, je ne vais nulle part ». Le joueur, face à son écran, est pris au jeu et au dépourvu par le système. 

Avant même que le joueur ne soit confronté à ce refus de sauvegarde, Monika parvient même à simuler le fait qu’elle connaît le joueur personnellement. Une fois les autres filles effacées du code, le joueur se retrouve ainsi face à face avec elle : 

Bienvenue au club de littérature ! Bien sûr, on se connait déjà, car on était dans la même classe l’année dernière, et… euh… Hahaha… Tu sais, je suppose qu’à présent, on peut juste sauter cette partie. Après tout, je ne parle même plus à cette personne, n’est-ce pas ? Ce « toi » dans le jeu, quoi que tu lui donnes comme nom. Je parle à toi, [nom encodé en début de partie]. Ou… tu préfères que je t’appelle [nom du fichier de l’utilisateur, souvent le prénom du joueur] ? Maintenant que j’y pense, je ne connais rien du vrai toi. En fait, j’ignore même si tu es un garçon ou une fille… Disons que ça n’a pas d’importance. Attends… Tu sais bien que je suis au courant que tout ceci n’est qu’un jeu, pas vrai ? Se pourrait-il que tu l’ignorais [sic] ? Ça n’a pas vraiment de sens… Je te l’ai même dit sur la page de téléchargement du jeu, non ? Sérieusement… Si seulement tu avais prêté un peu plus attention, ça aurait été un peu moins bizarre, tu sais…

En disant cela, Monika n’essaie pas seulement de se faire passer pour réelle, elle signale que c’est elle qui a orchestré le déroulement des évènements depuis le moment où le joueur a exécuté le programme. Or, si le joueur averti peut poser un regard rétrospectif sur ce discours pour finalement se dire qu’il s’agit d’un tour habile du développeur, il n’en demeure pas moins que Monika parvient à surprendre l’utilisateur en cet instant précis, provoquant chez lui une peur proportionnelle à sa crédulité. Celle-ci est grandement facilitée par le dispositif mis en place (établissement d’une proximité avec le joueur, effacement du protagoniste et des frontières du jeu, etc.) qui induit un effet de réel. 

Ce type de dispositif trouve également des échos ailleurs dans le jeu. On peut notamment mettre en évidence le remplacement progressif de la personnalité du protagoniste (qui pense et s’exprime directement) par le jugement du joueur qui prend des décisions sans plus passer par un quelconque intermédiaire (si ce n’est la souris). Des mentions comme la méconnaissance du sexe de l’interlocuteur ne minent pas l’effet si particulier de rupture violente et incommodante du quatrième mur. Au contraire, elles l’allongent en éclipsant certains aspects qui auraient pu être un frein considérable à l’immersion comme le fait de demeurer, malgré tout, devant un écran et d’avoir conscience, même de façon amoindrie, de la fiction.  

Même la fin du jeu conserve cet aspect métaleptique, permettant une fois encore de surprendre le joueur. La seule manière de vaincre Monika, qui manipule le code et par la même occasion l’utilisateur, est donc de supprimer son fichier du système de jeu via une manipulation en réalité très simple, mais qui peut paraître redoutablement complexe pour le joueur lambda, peu habitué à aller trifouiller dans les données informatiques d’un programme.

Doki Doki Literature Club!, Team Salvato, 2017.
Un mécanisme précis et implacable

DDLC représente, à mon humble avis, un cas à part de jeu vidéo capable de faire éprouver la sensation qu’un élément fictionnel a empiété sur notre réalité. Son dispositif, réflexif de bout en bout, est fait pour véritablement piéger le joueur en lui enlevant l’impression d’avoir encore un libre arbitre. Ce dernier ayant vraisemblablement été subtilisé par Monika (et Dan Salvato), alors même que les indices d’une telle manipulation se multiplient régulièrement tout au long de l’aventure. Mais au-delà de ce tour de force, il est intéressant de décrypter en quoi l’utilisation de la métalepse dans DDLC diffère de celle que l’on voit à l’œuvre dans d’autres jeux qui cherchent également à dévoiler le fonctionnement de la fiction. 

En effet, The Stanley Parable a beau être bâti sur une logique similaire de dévoilement des ficelles et des poulies de la fiction et du système de jeu, le joueur n’a jamais l’occasion de croire que le narrateur a pénétré dans le monde réel. Son discours n’emploie jamais une rhétorique visant à faire croire à une telle incursion. C’est encore moins le cas avec Deadpool, dont le personnage ne cache d’ailleurs nullement sa propre conscience d’être fictif.  

Pour mieux comprendre le fonctionnement de cette incursion simulée d’un personnage fictionnel dans notre monde, il est intéressant de considérer les cas similaires qui sont éparpillés dans quelques jeux moins connus que DDLC. Un autre jeu indépendant qui joue sur ce terrain est Pony Island, dont le principe est de parvenir à s’échapper d’un ordinateur contrôlé par le Diable en personne, qui se révèle aussi être un très mauvais développeur de jeu. Le joueur se retrouve ici face à une interface proche de celle d’un bureau d’ordinateur rempli de bugs. L’avatar est très rarement matérialisé à l’écran, ce qui engage le joueur à se mettre dans le rôle  d’un utilisateur standard de PC. A plusieurs reprises, le jeu s’adresse directement au joueur pour lui demander d’exécuter diverses tâches de programmation : corriger un bug, retrouver un mot de passe, lancer un jeu dans le jeu, etc. Toutefois, à côté de ces opérations anodines qui créent un climat relativement serein, d’autres demandes se révèlent beaucoup plus surprenantes, voire réellement effrayantes, pour les joueurs les moins endurcis (ou les plus crédules). Par exemple, très tôt dans l’aventure, un écran affiche subitement : « PROFITEZ DE TOUTE L’EXPÉRIENCE DE PONY ISLAND INSÉREZ VOTRE ÂME POUR CONTINUER ». 

Pony Island, Daniel Mullins Games, 2016.

Sur Steam et dans de nombreux forums, de nombreux reviewers ont relevé que ce dispositif était moins concluant dans Pony Island, notamment une fois passé les premiers niveaux. La faute à un mélange trop fluctuant d’humour et d’éléments effrayants qui apparaissent de manière trop récurrente. En somme, il apparaît que la simulation d’un passage du fictionnel au réel implique que les métalepses se manifestent plus rarement, sous peine d’en arriver à un effet moins frappant. Ménager un effet de surprise est impératif pour que le joueur parvienne à rester ne serait-ce que quelques instants dans un état de suspension d’incrédulité. Une telle caractéristique implique que ce dispositif n’existe que dans sa singularité, sans possibilité d’être reproduit deux fois sur le même joueur puisque celui-ci connaît la manière dont le jeu entend le manipuler lors de ses parties suivantes. 

En guise de comparaison avec DDLC et Pony Island, ont peut aussi évoquer le cas de deux jeux AAA qui font un usage plus localisé, mais très efficace, de ce dispositif, à savoir Metal Gear Solid (1998) et Metal Gear Solid 2 : Sons of Liberty (2001). Dans le premier opus, le boss Psycho Mantis est doté de pouvoirs psychokinétiques qui le rendent capable de contrôler les gens et les objets, et c’est finalement le joueur qui se retrouve victime de ses tours. En témoigne ce passage emblématique où l’ennemi demande de poser la manette à plat sur un support pour la mouvoir sous les yeux ébahis du joueur. En effet, dans un cas pareil, le personnage ne se contente pas d’user de la parole pour convaincre le joueur de sa prétendue non-fictionnalité, puisqu’il y joint le geste en simulant un empiètement bien réel sur notre monde. Pour autant, Psycho Mantis demeure fictif et le joueur découvre assez rapidement la supercherie. 

Metal Gear Solid 2 recourt au même type de ficelle dans sa dernière partie, quand les alliés du protagoniste semblent se retourner contre lui en prétendant que toute sa mission n’était qu’une simulation. Ce faisant, le joueur se retrouve pris dans une forme de mise en abyme où il devient complexe de démêler le vrai du faux, le réel de l’imaginaire, aussi bien dans le jeu qu’à l’extérieur. Cet effet de confusion atteint son paroxysme quand le colonel Campbell, qui donne d’ordinaire ses instructions à Raiden, commence son appel en lui déclarant : « Raiden, mets immédiatement ta console hors tension ! […] La mission a échoué ! Coupe le courant ! ». Ce faisant, le joueur est confronté à une entité qui, sans mettre un pied dans le réel à la manière de Psycho Mantis, ne lui donne pas moins un ordre relativement  intriguant. Contrairement aux consignes précédentes, celle-ci défie toute logique, ce qui renforce la perplexité du joueur qui peut réellement se demander comment réagir pendant quelques secondes. 

Metal Gear Solid 2: Sons of Liberty, 2001.

À la lumière de ces exemples, il semble que l’effet de surprise joue un rôle important et fonctionne plus ou moins comme un jump scare. Il faut véritablement qu’il y ait un effet de choc pour remettre en cause, même très brièvement, ce que le joueur pense connaître des bornes de la fiction. On comprend dès lors mieux pourquoi les quelques cas analysés dans ses lignes ont tendance à susciter des émotions négatives chez le joueur, qu’il s’agisse de stress, de peur, voire de dégoût. Même si le rire permet de frôler le quatrième mur, il semble impératif d’introduire un élément inquiétant pour laisser croire au joueur qu’il est lucide, alors qu’il se laisse en réalité berner l’espace d’un instant. En extrapolant, on pourrait aller jusqu’à parler d’une inquiétante étrangeté (pour reprendre Freud), au sens où le joueur perçoit soudainement qu’un sujet qui lui paraissait éloigné devient irrésistiblement proche, l’espace d’un instant, et tend à établir un rapport singulier de présence imaginaire. 

Fusionner 

De telles expériences demeurent rares dans le paysage vidéoludique, même si elles se manifestent sous des formes variées. Si certains jeux qui font usage de tels dispositifs sont relativement anciens, il semble aussi que de plus en plus de jeux y ont recours à l’heure actuelle. Cela est probablement dû au fait que les codes vidéoludiques sont, d’une part, de plus en plus maîtrisés par la majorité des joueurs, et, d’autre part, de plus en plus standardisés. Certaines œuvres cherchent alors à remettre en cause les mécaniques de certains genres vidéoludiques et des schémas narratifs qui y sont associés.  

Le dispositif de DDLC, dont l’un des objectifs est de dévoiler les mécaniques d’un genre et ses aspects discriminants, est précisément l’un des principaux intérêts de l’œuvre. Le jeu aime se jouer simultanément du joueur, de la fiction et du genre. Ainsi, le dispositif réflexif touche le joueur d’autant mieux que ce n’est pas un seul élément de l’univers vidéoludique qui est dévoilé au grand jour. La réalité des personnages et les situations proposées par les visual novels classiques sont remises en cause dans les dialogues et l’imagerie, au même titre que la fictionnalité de Monika se trouve contredite l’espace d’un instant par un usage singulier de la métalepse qui vise à surprendre le joueur tout en remettant en question ce qu’il connaît (ou pense connaître) de l’univers vidéoludique. 

Pour autant, l’œuvre ne se montre jamais condescendante ou moqueuse avec le joueur, qu’elle vise plutôt à sensibiliser vis-à-vis de sa propre pratique. Le joueur pourra trouver l’expérience amusante, voire hilarante après coup, stressante, voire terrifiante sur le coup, ou encore ennuyeuse et fade ; c’est toujours lui qui demeure le maître à penser et le seul juge de sa pratique de jeu. Le jeu ne laisse en tout cas pas indifférent, comme en témoigne son succès phénoménal et la sortie très récente d’une version améliorée, Doki Doki Literature Club Plus !